So aɗa namnɗo, namnɗo gannɗo. So a wuuri, namnɗo. So a namndiima, majjata

Archinard et le sort des otages

Cet extrait ci-dessous vient d’une lettre de Louis Archinard (1850-1932), commandant supérieur du Haut-Sénégal (1889-1893) au gouverneur du Sénégal. Il traite de la situation de deux « otages », deux fils de Mamadou Lamine Dramé, marabout soninké résistant (1885-1887), qui fut tué à Ngoga-Sokota en Gambie et dont une partie de la famille fut distribuée aux vainqueurs. Parmi ce butin, figuraient deux des fils du marabout Mahdi et Abdoul-Bachir Dramé, qui furent envoyé à l’école des otages de Kayes, pour être assimilés à l’idéal civilisationnel français et potentiellement en faire de bons agents coloniaux après leurs études.

Dans cette lettre cependant, le commandant supérieur exprime ces réserves par rapport à cette politique, au vu du souvenir vif auprès des populations du marabout Mamadou Lamine, et de l’espérance placée en ces deux fils pour prendre la place de leur père, lorsqu’adultes.

Durant les combats coloniaux, les femmes et suivantes des vaincus étaient souvent partagés par les vainqueurs, en guise de butin pour les tirailleurs, officiers coloniaux et leurs chefs alliés. C’est dans le contexte d’une défaite contre une colonne de Galliéni, alors lieutenant-colonel, et commandant supérieur du Haut-fleuve (1886-1888), région qui allait devenir le « Soudan français » au fil de l’avancée coloniale, que ces deux enfants de Mamadou Lamine furent capturés. Archinard était alors officier dans l’état-major de Galliéni qui décrit ainsi le partage des femmes du marabout dans ses « Deux campagnes au Soudan français, 1886-1888 »:

« Je ne savais que faire des dix-sept femmes qu’il m’avait amenées! Je leur fis demander, par Alassane [interprète de Galliéni], si elles ne voudraient pas se marier avec mes tirailleurs. On sait avec quelle facilité les femmes indigènes, en Sénégambie, changent de maitre. Celles-ci provenaient de tous les points du Soudan; elles avaient été données au marabout à son arrivée dans leur pays. Que leur importait de changer d’esclavage? Elles avaient une peur épouvantable des blancs et elles ne purent tout d’abord s’imaginer, après la réputation que l’on nous avait faite, qu’il leur serait fait un sort aussi doux. Nos noirs du Sénégal aiment le succès. Les femmes n’échappent pas à cette régle, et, au fond, nos prisonnières étaient peut-être satisfaites de passer entre les mains de soldats aussi braves. Je les fis donc ranger sur une ligne, et l’on me désigna, dans la colonne, , les dix-sept tirailleurs qui s’étaient le plus distingués dans les dernières affaires. Le no.1 appelé fit son choix, puis le no.2 et ainsi de suite jusqu’au dernier tirailleur. Il ne restait plus alors qu’une seule femme, et, naturellement, les premiers désignés avaient laissé la plus vieille et la plus laide. Aussi est-ce au milieu des rires et de la joie de tout le camp, rassemblé pour jouir de ce spectacle, que le dernier numéro, un beau et robuste Bambara, prit possession de son épouse. Lui-même ne semblait pas très satisfait, mais que faire? Il n’y avait plus de choix. Du reste, le ménage ne fut pas heureux et je me rappelle que deux, ou trois mois après, à mon passage à Médine, où ce tirailleur avait été envoyé en garnison, il vint me demnder à être séparé de sa femme, qui lui rendait la vie commune peu agrébale. Naturellement j’accueillis cette demande. »

On voit que Galliéni essaie de minimiser cette pratique en l’assimilant aux moeurs soudanaises et en insinuant même que la puissance coloniale faisait une faveur à ces femmes « férues de succès » en leur donnant de braves et robustes maris, pris parmi les tirailleurs. Galliéni assimile même le mariage en Sénégambie/Soudan à une forme d’esclavage pour la femme pour rationnaliser cette politique

L’intérêt de la lettre porte sur les réserves d’Archinard par rapport à cette politique des otages et comment la puissance coloniale n’a que la force pour imprimer sa volonté sur ces élèves, au vu du sort de leur père. Ces réserves n’empêcheront pas Archinard de prendre d’autres otages avec la conquête du Soudan et la destruction de l’empire toucouleur; à la prise de Ségou, deux fils du sultan Ahmad Madani Tall (v.1836-1897), Abdoulaye [v.1879-1899] et Ahmad Tidiani [dont le sort nous est inconnu] furent pris en otage par Archinard, qui décida d’amener Abdoulaye en France de par sa propre volonté, afin de l’éloigner du Soudan, de sa famille, et des partisans de son père.

Archinard et les deux petits serpents

« Il est fâcheux pour la tranquillité du pays que ces enfants n’aient pas disparu dans la bagarre et qu’on ne les ait pas absolument dépaysés, mais maintenant il n’y a guère plus moyen de revenir sur la mesure bienveillante qui a été prise. 

Élèves de l'école des otages à Kayes en 1888
Élèves de l’école des otages à Kayes en 1888

Nous avons élevé deux petits serpents, qui sont intelligents, qui parlent assez correctement français, l’écrivent de manière à pouvoir être compris. Ils se regardent, malgré le souci qu’on a pris d’eux, comme prisonniers et n’aspirent qu’au moment où ils obtiendront leur congé définitif de notre école pour aller se perfectionner dans l’étude du Coran et des Livres saints, et devenir, comme leur père, des grands marabouts et meneurs de guerres saintes.
Ils sont l’objet de la vénération de presque tous et maintenant que l’aîné a ses 16 ou 17 ans, les villages commencent à lui envoyer des femmes en mariage. Je n’ai pas autorisé les mariages, les parents ayant avoué que le jeune homme était encore bien trop jeune, et sa famille lui conserve ces fiancées.
Chefs de villages et parents font depuis quelque temps des démarches pour obtenir qu’on leur laisse l’aîné dont ils veulent faire un marabout […] J’ai fait venir dans mon bureau les […] « que nous avions nous-mêmes envoyé des marabouts, comme Bou el-Moghdad, jusqu’à La Mecque.
Pour mon compte personnel, je suis absolument persuadé que ces enfants que je connais depuis un an, avec l’entourage que je leur connais et les sentiments qu’on manifeste à leur égard, seront pour nous, un peu plus tard, des adversaires d’autant plus dangereux qu’ils auront vécu près de nous. Je ne vois qu’un moyen de nous débarrasser pour l’avenir de deux prêcheurs de guerre sainte qui sans doute donneront de nouveaux soucis à quelqu’un de mes successeurs et nous imposeront quelques nouvelles insurrections à refréner, ce serait d’envoyer ces deux jeunes gens dans un lycée de Paris. Ils y deviendront suffisamment français pour ne plus s’occuper de guerre sainte et pourront être des fonctionnaires précieux ; en tout cas, un séjour de quelques années au milieu de nous leur enlèverait tout prestige religieux aux yeux de leurs compatriotes.
J’ai l’honneur de vous prier, Monsieur le Gouverneur, de vouloir bien transmettre cette lettre à Monsieur le Sous-Secrétaire d’État des Colonies. Je désire vivement qu’elle soit prise en considération. Je suis persuadé, si elle ne l’est pas, que l’avenir démontrera assez vite que je ne me[…] »

« J’ai l’honneur de vous prier, Monsieur le Gouverneur, de vouloir bien transmettre cette lettre à Monsieur le Sous-Secrétaire d’État des Colonies. Je désire vivement qu’elle soit prise en considération. Je suis persuadé, si elle ne l’est pas, que l’avenir démontrera assez vite que je ne me trompe pas aujourd’hui, cependant je ne saurais être personnellement intéressé dans cette affaire et si Monsieur le Sous-Secrétaire d’État ne partageait pas ma manière de voir, je rendrais ces enfants à leurs parents qui les réclament.
Il importerait seulement qu’une réponse assez rapide vînt me dicter ma conduite.
J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Gouverneur, votre respectueux et obéissant serviteur. »

Dans une autre lettre datant du 8 janvier 1890, Archinard revient sur le sort des deux fils de Mamadou Lamine Dramé, pour aviser d’un incident qu’il décrit comme « un fait insignifiant pour nous, mais qui peut avoir quelque importance pour ces enfants » : le sort de la tête de leur père.

Apparemment, la tête décapitée de Mamadou Lamine Dramé aurait été montrée à ses deux fils, à l’école des otages de Kayes, pour les discipliner. L’auteur de cet acte de cruauté était le capitaine Fortin. « Une assez grosse maladresse, d’autant que la tête n’a pas du tout été coupée par le capitaine Fortin, mais bien par les gens de Moussa Molo et de Sountoukouma », souligne Archinard qui craint la haine contre la France que cet acte pourra engendrer chez les deux élèves.

Malgré ces réserves, la politique des otages va continuer d’être une constante chez Archinard. Deux ans plus tard après la prise de Ségou, Abdoulaye Tall (v.1879-1899), fils d’Ahmadou Cheikhou Tall (1836-1897), sultan de Ségou, était pris et ramené en France pour être assimilé et potentiellement renvoyé comme auxiliaire colonial. Abdoulaye va mourir en France, après deux visites au Soudan français, et après une désillusion de plus en plus grande sur son sort, qu’il transcrira dans une lettre de plusieurs pages, écrite sur plusieurs jours à Archinard alors en Indochine. Quant aux deux fils de Mamadou Lamine, nous avons pu trouver les traces d’Abdoul Bachir, qui deviendra employé des Postes et Télégraphes à Saint-Louis du Sénégal, et qui sera à l’origine d’une grande affaire sur Mademba Sy (1853-1917), télégraphiste, interprète, et agent politique, nommé « faama de Sansanding » par la seule volonté d’Archinard, et ce, sans aucune légitimité.

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