Extrait du récit d’Eugène Mage, envoyé à Ségou de 1863 à 1866.
Nous étions en plein mois de Ramadan, ou carême musulman les Talibés jeûnaient ponctuellement pour la plupart. On sait en quoi consiste ce jeûne : on ne doit pas manger du lever du soleil au coucher et on ne doit ni boire, ni avaler sa salive, ni se rincer la bouche, ni fumer. Aussi, pendant ce temps et surtout lorsque le carême tombe en pleine saison sèche, comme cette année, les musulmans dorment une partie du jour et restent le plus longtemps possible dans leurs cases. Le 8 mars on guettait l’apparition de lune qui devait terminer ce jeûne, si rigoureux et si pénible, que la plupart le rompent plusieurs fois, sauf à restituer ensuite le jours de jeûne non observés. Mais la lune ne se montra pas. En revanche, on nous apporta la nouvelle suivante: « Une femme est arrivée chez Ahmadou; elle s’est enfuie de Sansanding où ses maîtres se sont réfugiés parce que son village a été cassé par Alpha Ousmane ».
Pendant ce temps, Alpha Ousmane opère sur la rive droite. Ahmadou a donné l’ordre à l’armée campée à Koghé d’envoyer 40 chevaux en éclaireurs. »
Le lendemain, c’était un homme qui apportait des nouvelles analogues, et toutes ces nouvelles, j’en ai eu la preuve plus tard, étaient inventées pour ranimer l’espoir chez les Talibés, pour leur faire croire, à l’approche de la fête du Cauri, que bientôt El Hadj serait au milieu d’eux, et surtout pour écarter l’idée de sa mort, que quelques-uns commençaient à soupçonner.
Le 9 mars, la lune montra son croissant argenté mince comme un filet, et tout aussitôt, en dépit des ordres qu’Ahmadou avait fait crier dans le village par les griots, une salve de coups de fusils partit de tous les toits pour saluer l’apparition de l’astre des nuits et la fin du jeûne. Mes laptots avaient aussi préparé leurs fusils, mais je voulus donner l’exemple de l’obéissance, et je défendis de tirer.
Cependant je désirais savoir le motif de la défense, et je le demandai à Samba N’diaye, qui répondit que c’était pour ne pas gaspiller de la poudre, car, quoiqu’on en fabriquât beaucoup, on en consommait davantage encore.
Ce même soir, l’armée de Koghé, qui était placée depuis longtemps comme armée d’observation dans ce village, rentrait pour la fête. Il y avait à peu près cinq cents chevaux.
9 mars 1864
Le lendemain, 10, était donc la fête du Cauri. Dès le soir, j’envoyai en cadeau à Ahmadou une pièce de mérinos bleu de ciel, d’environ douze mètres. C’était une étoffe très-belle de nuance et de qualité. C’était d’ailleurs le premier présent que je lui faisais, car le gouvernement n’ayant pas jugé à propos de lui en envoyer, je n’avais pas voulu avoir l’air d’offrir des bagatelles qui, dans ma pacotille, étaient des objets d’échange, et qui eussent passé dans l’opinion publique pour le cadeau du gouverneur, qu’on eût trouvé à coup sûr très-mesquin.r
Ce cadeau, qui ne dépassait pas une valeur de 60 francs, fit plaisir à Ahmadou; il fit tailler deux boubous, en prit un pour lui, et donna l’autre à son frère Aguibou. La nuance était de son goût. Cette étoffe légère, chaude et simple, lui convenait. Mon messager interrogé lui dit que cela valait 20 francs la coudée, que je l’avais apporté pour lui, qu’il n’y avait que les gens très-riches qui en eussent, et comme ce n’était pas un des objets ordinaires de traite au Sénégal, aucun des Toucouleurs ne s’inscrivit en faux contre ces assertions. Ahmadou fut content et me fit remercier.
J’avais témoigné le désir d’assister à la fête, on mit à ma disposition le cheval de Samba Ndiaye et un autre pour le docteur.
10 mars 1864.
Vers huit heures, le tam-tam de guerre ayant battu la marche annonçant la sortie d’Ahmadou, nous montâmes nos coursiers et nous nous rendîmes hors de la ville, passant par la grande porte du marché, accompagnés des sofas qui avaient été depuis notre arrivée affectés à notre service.
Le docteur allait à une allure paisible comme en voyage; quant à moi, habitué depuis l’enfance à monter à cheval, et sentant pour la première fois depuis mon départ de Saint-Louis un cheval vigoureux entre mes jambes, je rendis la bride et je franchis au galop le kilomètre qui sépare la porte de l’extrémité du village des Somonos, étonnant considérablement les noirs qui s’extasiaient de voir un blanc savoir faire courir aussi bien qu’eux un cheval et monter sur une selle sans y être emboîté, comme ils le sont sur leurs selles indigènes.
Il y a à l’extrémité Est du village des Somonos un vaste emplacement où le terrain sablonneux a une teinte rouge que je crois due à un oxyde de fer, et est à peu près dépourvu d’herbes, tant à cause du ravinage qu’y opèrent les eaux de pluie, qu’à cause du piétinement continuel dont il est l’objet; de grands arbres, benténiers (fromagers), figuiers à racines pendantes, et quelques doubalels ombragent une partie de cette place. C’est là qu’on fait la fête du Cauri [Kori en pulaar] et en général toutes les fêtes religieuses et les grands palabres.
Ahmadou, arrivé avant nous, était en grande toilette; par-dessus son costume habituel il avait un boubou blanc brodé, un superbe bournous arabe, de drap bleu de ciel, garni de passementerie d’argent, dont les pans relevés sur les épaules montraient une doublure de soie jaune, verte et rouge, du plus bel effet (pour les noirs); un turban noir, du plus beau tissu indigène, garnissait sa tête sans être d’une dimension trop exagérée. Il avait aux pieds des bottes vernies à tiges rouges, imprimées en or, dépouille ramassée à l’affaire de Ndioum [défaite des Français face aux Omariens] avec les canons de Bakel, et qui sans doute avaient fait partie de la toilette de quelque traitant volontaire è l’expédition; enfin il tenait à la main le bâton des rois bambaras, canne en bois, de 1,25m de long, garnie de cuir, à la façon dont les Malinkés et Bambaras garnissent leurs fourreaux de sabres.
Un sabre, dont le fourreau de cuir à large palette avait été travaillé avec beaucoup de soin par quelque artiste cordonnier, était sa seule arme. Il s’était placé au pied du plus bel arbre, dont les racines entremêlées formaient une espèce de siège. On avait depuis le matin couvert cette place avec du sable de rivière bien fin et de couleur rouge. Autour d’Ahmadou étaient Aguibou son frère, Mahamadou Abi [Mamadou Thierno Bokar Saidou Tall], Alioun, Mustaf, ses divers cousins, en grande toilette puis les chefs et ses intimes habituels. Derrière lui en demi-cercle était sa garde de sofas, dont l’un portait le fusil d’Ahmadou, fusil français à deux coups garni d’argent.
Enfin, autour de ces principaux acteurs se tenait la foule des Talibés, dont les groupes furent bientôt si serrés qu’on ne pouvait plus circuler, et tout à l’entour de ce vaste cercle, les chevaux qui avaient amené leurs maîtres, les uns piaffant, tenus en brides par des jeunes sofas, d’autres hennissant, entravés et rongeant leur frein.
Un peu à l’écart, le cheval d’Ahmadou était maintenu à grand peine par deux hommes qui avaient eu soin de faire écarter les juments. C’était un cheval entier du Macina, superbe bète au poil noir luisant, sans autre tâche qu’à l’un des pieds. Sous la selle du Macina, était un tapis marocain. La têtière de la bride, garnie de drap rouge, avait été couverte de pendeloques d’étain ou de fer-blanc, de ronds de cuivre, assez analogues aux harnachements des mules espagnoles et sous lesquels disparaissait plus de la moitié de la tête.
La bride elle-même était plate, tressée en cuir mince, avec une régularité parfaite: aux crochets qui la réunissaient avec le mors était une chaîne de fer: et au point de jonction pendaient des glands en une espèce de passementerie de cuir.
Quant à la selle, j’ai dit que c’était une selle de Macina. Ce genre de selles diffère de celui que nous voyons aux Maures et qui est en usage dans tout le Sénégal, en ce que la palette de l’arrière est beaucoup plus large et plus haute, ressemblant aux anciennes selles à la française, à cette différence près que celles du Macina sont plus grandes et ont la palette de devant plus élevée. A celle d’Ahmadou étaient suspendus quatre sacs de cuir contenant des pistolets d’airçon garnis de cuivre, d’origine anglaise. Je contemplai longtemps ce spectacle bien curieux. Dans la plaine arrivaient en groupes les compagnies de sofas, musiciens et griots en tête, marchant pas à pas, puis les retardataires courant au galop. Les Talibés avaient revêtu leurs plus beaux vêtements, tous blancs ou bleus avec des turbans blancs ou noirs. Au milieu de toute cette foule criaient et gesticulaient les griots du roi, Samba Farba et Diali Mahmady, vêtus; de soie, d’or et d’écarlate, ordonnant le silence, se démenant, criat de s’asseoir, de tenir les chevaux; plus loin quelques sofas du roi armes de fouets en cuir, couraient autour du cercle pour imposer le silence aux réfractaires et aux jeunes esclaves. Enfin, sur le toit des cases du village des Somonos, hommes et femmes étaient juchés pour contempler ce spectacle. Tel était l’aspect général de cette fête, dans laquelle, presque seul avec le docteur, je m’abstenais de prendre un rôle actif.
Ahmadou, dès que l’assistance lui parut suffisamment nombreuse, se leva pour le Salam (prière), qui fut prononcé par Tierno Alassane [Thierno Alassane Ba lollirdo Ceerno Ceddo].
Tierno était placé devant Ahmadou, aux côtés duquel se tenaient ses frères, ses cousins et ses plus intimes, sur deux rangs; en face de lui était sa garde de sofas, immobile ou à peu près.
Dès que le Salam fut terminé, Ahmadou vint reprendre sa première place. Les Talibés qui s’étaient mis en rang pour le Salam se groupèrent de nouveau en cercle, tenant chacun leur fusil haut entre leurs jambes. Quand le silence fut établi, Ahmadou se leva.
Il commença son palabre aux Talibés, et ainsi qu’on me le dit plus tard, il leur lut d’abord un manuscrit de quelques pages qu’il tenait à la main, texte arabe, qu’il traduisait en peuhl en le commentant, et qui était l’historique des guerres de Mahomet. Puis après, il leur fit une longue allocution, leur reprochant de n’être pas assez braves, de s’être laissé chasser par les Bambaras, et les traitant fort durement. Les principaux chefs répondirent par l’intermédiaire de Samba Farba, rejetant l’accusation et se défendant de leur mieux.
Ahmadou, reprenant la parole, devint plus mordant encore, et il termina en demandant qu’on lui fournît tout de suite une armée. Nous verrons ce que tout de suite signifie.
Ce palabre avait duré jusqu’à onze heures et demie; j’étais resté jusqu’à la fin. Mais voyant les Bambaras et les sofas venir se grouper pour palabrer à leur tour, je me rappelai les exigences de mon estomac, et je rentrai à la maison, où était déjà le docteur, qui n’avait pas eu ma patience.
A peine avais-je commencé à déjeuner que Samba N’diaye vint me chercher à cheval, me priant de venir avec tous mes hommes parler à Ahmadou. Je crus un instant qu’il s’agissait de quelque nouvelle importante, qu’Ahmadou allait profiter de ce jour pour régler mon départ pour le Macina. Mais en arrivant sou le soleil de midi au lieu du palabre, je fus étrangement désappointé quand je vis qu’il ne s’agissait que de me faire voir aux Bambaras auxquels on venait sans doute de dire que le gouvernement avait envoyé faire Toubi (demander pardon/ se convertir à l’islam), et qui, n’ayant jamais vu de blancs, croyaient peut-être que j’étais un Maure. Pour achever de me mettre en belle humeur, Ahmadou me demanda de faire faire une décharge par mes hommes à la mode des blancs. — Je fis faire un feu de peloton; après quoi, voyant que je n’avais rien à attendre je prétextai un mal de tête et rentrai; puis, une fois à la case. Je ne cachai pas ma mauvaise humeur à Samba N’diaye, le priant de dire à Ahmadou que je n’aimais pas à être dérangé pour rien en plein soleil. Je suis sûr qu’il n’aura jamais fait ma commission.
Pendant ce temps, les sofas et une partie des jeunes Talibés se livraient à la fantasia dans la plaine. J’avais vu aux pieds d’Ahmadou quelques barils de poudre et plusieurs sacs de balles dont il se fait accompagner dans ces occasions solennelles. Il avait distribué quelques-uns de ces barils et on les brûlait consciencieusement, cassant des fusils qui éclataient sous l’effort des charges démesurées, et souvent estropiaient ceux qui les tiraient. Ce fut tout ce que je vis de cette fête; j’y avais gagné un violent mal de tête, mais le soir, j’appris différents détails; entre autres, que les Bambaras avaient refusé de faire le Salam; puis je reçus ce même jour la visite d’un ancien soldat noir de la compagnie indigène du Sénégal; il se nommait Ahmadou.
D’abord esclave à Saint-Louis, puis soldat pendant quatorze ans pour se racheter, il avait été domestique des commandants de Bakel, MM. Hecquart et Rey, et enfin, en 1845, lorsque M. Rey, pour lequel il professe un attachement sans bornes, quitta ce poste, il alla se joindre aux bandes d’El Hadj. Il n’y a pas fait fortune, malgré sa bravoure; il est très-pauvre, et vit de son travail avec sa femme, la seule qu’il ait eue. Il parle bien le français et vient de temps à autres causer avec Samba N’diaye des beaux souvenirs de la vie d’autrefois, qu’ils regrettent sans vouloir se l’avouer.
Il me raconta les deux attaques de Sansanding, auxquelles il avait reçu plusieurs blessures. Il me montra quatre blessures de balles, dont deux avaient traversé son bras droit; sur deux autres qui avaient frappé la cuisse, une avait pénétré.
Mais il ne put me dire, pas plus que personne, pourquoi Ahmadou demandait une armée et de quel côté elle devait opérer.