Le 25 mars 1897 à Balel, un village de Fulbe Njaakirnaabe dans le Boosoya, une vingtaine de guerriers maures, appartenant à la tribu des Shrattit, sont fusillés à mort. Six d’entre eux meurent, les autres, blessés ou étonnés, réusssisent à s’enfuir. Parmi les victimes mortelles, figurait Radi Ethmane, un Maure Shrattit, « agent politique » de l’entreprise coloniale dans la vallée du fleuve et dans le nord du Fuuta Tooro (rive mauritanienne). Les auteurs de ce coup de main sont désignés comme des Fulbe Njaakirnaabe et des Maures Ould Aydi. Ils sont identifiés aussi comme des partisans du jaggorgal Abdoul Bookar Kane, assassiné en aout 1891 par des guerriers Shrattit, tribu à laquelle appartiennent les victimes de Balel. S’agit-il d’une vendetta d’anciens partisans du jaggorgal? Radi Ethmane, l’agent politique était fortement impliqué dans la traque du jaggorgal et dans les tractations qui mèneront à sa mort.
Vers 1889, Rhadi Ousmane était le principal intermédiaire entre sa tribu [les Shrattit] et Saint-Louis, et effectuait souvent des missions secrètes d’espionnage contre ceux qui posaient obstacle à la colonisation.
En mars 1897, il fut victime d’une conjuration menée par Demba Alarba, un ancien lieutenant du jaggorgal Abdoul Bokar, qui posait beaucoup de problèmes aux chefs nommés par l’administration coloniale.
Demba Alarba fut condamné à mort pour ce « lâche attentat » mais cette sentence fut commuée en une déportation au bagne du Gabon.
Selon sa fiche de déportation ,
le 27 mars 1897, une troupe de 20 guerriers maures de la tribu des Chrattit, ayant à sa tête Rhadi Ousmane arrivait à Balel, village situé dans le cercle de Matam sur la rive gauche du Sénégal. Ils se présentèrent immédiatement au chef de camp peulh de cet endroit pour demander de l’hospitalité qui leur fut accordée par les neveux du chef, en l’absence de celui-ci, mais à la condition qu’ils déposeraient leurs armes dans uen case, ce à quoi les Maures consentirent.
Le lendemain à l’aube, les Chrattit sans défense étaient tranquillement assis sur des nattes, lorsqu’une fusillade très vive éclata de tous côtés. Rhadi Ousmane et cinq de ses compagnons tombèrent mortellement frappés ; le reste de la bande réussit à s’enfuir. Le « lâche attentat » avait été mené par des Oulad Aydi en connivence avec « certains indigènes de la région. Le plus compromis de tous les prévenus était un toucouleur nommé Demba Alarba, ennemi personnel de Rhadi Ousmane. Demba Alarba fut condamné à mort et envoyé au bagne du Gabon. Les autres inculpés payèrent le prix du sang [diyya] pour Rhadi Ousmane et les autres victimes.
Au Gabon, Demba Alarba fut impliqué dans des mutineries dans la colonie pénale, avec d’autres comme le Buurba Samba Laobé Ndiaye du Jolof et Mandoungou Mbodj du Walo.
Une autre victime de déportation célèbre, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, fut accusé d’être derrière ces troubles. iIl fut transporté, avec le Buurba Jolof Samba Laobé, dans la fameuse île de Wir-Wir, au large de Mayombé, pour l’isoler des autres détenus.
L’entreprise coloniale s’appuyait sur des « agents politiques », des intermédiaires qui, connaissant le pays, les moeurs et les dynamiques politiques, pouvaient « faciliter » le projet colonial. Rhadi Ousmane en fut un et fut décisif dans la mise en œuvre du blocus sur la rive droite, empêchant aux tribus maures tout accès au commerce fluvial. Blocus qui accélèrera l’assassinat du jaggorgal par les Shrattit en aout 1891. Ainsi, en juin 1891, le capitaine Plesbuy, commandant du cercle de Kaédi écrivait :
Reçu par l’intermédiaire du chef de poste de Matam une lettre de Râdi, Bidhane envoyé en mission par le directeur des Affaires politiques. Il se montre tout heureux des résultats obtenus [à propos du blocus sur la rive droite] et prétend que à bref délai, les Ahel Sidi Mahmoud vont nous rabattre Abdoul [Bokar] sur le fleuve. J’ai entendu parler par d’autres Bidhane de l’escale [Kaédi] d’une expédition de ce genre qui aurait été entreprise sous les auspices du commandant de Bakel. Peu de confiance dans le résultat final (…) Mon avis est que toute tentative faite en s’appuyant sur les Bidhane seuls échouera. Il fallait complicité interne.
Le capitaine Plesbuy avait tort. Les résultats étaient probants deux mois après ces notes quand le jaggorgal fut assassiné par les Shrattit.
Après la mort du jaggorgal, Radi Ousmane était toujours actif pour traquer le Buurba Alboury, au compte des troupes françaises
e 26 août, Râdi Ethman rentra à Kaédi après avoir effectué une mission confiée par l’administrateur Desbuisson pour s’enquérir des nouvelles de Al Buri. D’après le capitaine, Râdi lui avait confirmé la présence du burba et de quelques partisans du Fuuta et du Jolof auprès de Bakkar Ould Sweyd Ahmed [émir du Tagant].
A la fin du mois de novembre 1891, ils participaient à la bataille de Oued Segelli au cours de laquelle les troupes abâkak [de Bakar] furent battues par celles de l’Adrâr. Albouri quitta par la suite le Tagant pour rejoindre de nouveau Amadu Sayku [Tall].
Un Maure se rendit à la tente d’Abdoul Bokar Kane. Abdoul avait préparé un méchoui (viande grillée) et du thé. Le lendemain matin, Abdoul quitta sa tente sans ses amulettes, et alla saluer le Maure. Il lui tendit la main et lui donna un verre de thé qu’il but. Après avoir bu, le Maure fit signe à un de ses compagnons de tirer sur Abdoul alors que celui-ci retournait à sa tente.
Abdoul fut atteint dans le dos, à une distance de cent mètres. Les partisans d’Abdoul se rassemblèrent autour du jaggorgal gisant, et se battirent contre les Maures.
Abdoul Bokar Kane fut ramené à sa tente malgré ses protestations alors que le combat avait lieu au-dehors. À sa mort, ils l’enterrèrent sur place [à Guérou]. »
C’est en ces mots que le traditionnaliste Bani Guissé décrit la mort du jaggorgal de Dabia-Odeeji, Abdoul Bokar Kane (m.1891), résistant à la domination française pendant 30 ans.
En aout 1891, le jaggorgal Abdoul Bokar Kane et dernier résistant à la colonisation au Fouta, était assassiné par des Maures Shrattit alors qu’il discutait avec des marabouts idaw’ Ich (Dowich/Douaich) sur la rive nord du fleuve Sénégal. Son assassinat marquait la fin de la résistance armée au Fuuta Tooro et augurait de la domination coloniale directe.
Abdoul Bokar s’approvisionnait en mil, sans doute en prévision d’un fergo vers Nioro. C’est dans ce contexte qu’il fut assassiné par l’émire Shrattit Mokhtar ould Ousmane et son neveu, Samba Filali. En effet, la colonne Dodds (entrée dans le Fuuta en décembre 1890), appuyée par plusieurs chefs Walo-Walo, Kajoor-Kajoor et Fuutankoobe, avait réussi à isoler politiquement le ministre-électeur du Boosoya, et à réograniser administrativement le Fuuta Tooro.
La colonne Dodds avait reçu des instructions claires du gouverneur : « Faire la guerre et non la palabre. Marquer l’esprit des générations présentes et à venir, brûler tous les villages coupables d’attaque contre les courriers, les convois fluviaux et les incidents de poteaux télégraphiques et imposer de lourdes amendes, après avoir établi la responsabilité collective.»
En février 1890, Dabia Odeeji, Boki Diawé, Ngijilogne et tous les villages des sebbe kolyaabe, favorables à Abdoul Bokar sont détruits. Agnam, Dondou, Dolol, Diowol, sont réduits en cendres.
À Nguidjilogne, Demba Tall, un des partisans d’Abdoul Bokar, originaire de Sincu Bamambe, s’ouvre le ventre avec une corne de gazelle, sous les louanges de sa femme Ndialka. Il préférait cela à se rendre aux Français.
Subissant des pressions sur le fleuve, sur la rive nord avec les troupes du Laaw et du Yirlaabe, et sur la rive sud et dans l’est avec les Hayrankoobe dirigés par Siré Diyye, Abdoul Bokar avait repiqué au nord du fleuve, où son action se limitait à des raids contre les alliés des Français.
Pour dissuader les Maures de l’appuyer, le colonel Dodds avait imposé un embargo commercial contre tous les Maures de la rive droite, sauf leurs alliés du Brakna ; la levée de cet embargo étant conditionnelle à la « délivrance d’Abdoul Bokar ».
Pour dissuader les partisans d’Abdoul Bokar d’aller à l’est chez le Laamdo Julbe, Archinard et Dodds font passer de Matam à Podor, 7500 rescapés de la bataille de Nioro (1er janvier 1891) et leurs familles, hagards et haletants. Le message était : il n’y a rien à l’est pour vous.
Plusieurs alliés du jaggorgal restés dans le Fouta étaient également traqués.
Ardo Galoya Abdoul Sow était exécuté par Dodds
Ceerno Celol Abdoul Ciré Daff, démis de toutes responsabilités politiques dans le Fuuta colonial émergent, de même que Ceerno Funeebe d’Ogo.
Ceerno Funeebe n’eut la vie sauve que suite à l’intervention d’Ibra Abdoul Ciré Wane de Kanel, auprès de Dodds. C’est dans ce contexte que le jaggorgal après une discussion avec Moktar Ould Ousmane, émir des Shrattit, fut fusillé par des Maures, alors qu’il sortait de sa khaima.
L’Almaami du Boundou Saada (r.1886-1888), fils de Hamady Saada, fils de l’Almaami Saada Hamady (r.1839-51), fils de l’Almaami Hamadi Aissata (r.1794-1819), fut sérieusement blessé durant ce combat. Il était beau-frère et bon ami du jaggorgal.
Avec le jaggorgal était aussi son fils cadet Bokar Abdoul (v.1871-1934). Les assassins se saisirent du camp, pillant tous les biens avant de filer à vive allure annoncer la nouvelle à Dodds à Kaédi. Ils laissaient aux marabouts douaich, le soin d’enterrer le jaggorgal.
Après cet assassinat, Mamadou Abdoul Bokar (v.1861-1940s), fils du jaggorgal et Ali Bokar, frère du jaggorgal, furent déportés au Congo. Le Buurba Alboury Ndiaye, continua vers l’est, à Nioro du Sahel, et au-delà.
L’auteur de ce texte ci-dessous est Cheikh Saad Bouh un marabout mauritanien du siècle dernier, de la confrérie Qadriya et de la tribu des Ahel Taleb Mokhtar. Si Cheikh Saad Bouh est natif du Hodh, il s’est relocalisé après la mort de son père, Cheikh Mohamed Fadel (1797-1869) au Trarza, au sud-ouest de la Mauritanie, d’où sa réputation charismatique va très vite atteindre Saint-Louis et les royaumes sénégalais.
Cheikh Saad Bouh souscrivait à l’idéal zwaya de l’enseignement exclusif et de la non-participation aux affaires politiques et guerrières, dans un contexte d’avancée française sur les territoires de la Mauritanie actuelle. Cette posture le distinguait fortement de son frère ainé, Cheikh Moustapha Ma al-‘Aynayn (1831-1910), qui a été le principal résistant à la pénétration coloniale en Mauritanie, au Sahara Occidental et dans le sud du Maroc. Le texte résume les relations de Saad Bouh avec les explorateurs français, jusqu’à l’an 1900.
« Ceci, moi Cheikh Saad Bouh, je l’ai fait sur l’invitation de Monsieur le Commandant, chef des Trarza, qui m’a prescrit de lui fournir une notice sur les aventures des quatre Français qui sont venus dans le Sahara.
Je dis donc que le premier d’entre eux qui était M. Siliane, vint au temps d’Ali ben Mohammed El Habib [Ely Njëmbët; emir entre 1873 et 1886]; il était monté sur une mule et suivi de dix chameaux chargés de nombreuses caisses contenant des marchandises, du numéraire, des outils, quantité de Khent’ [pièce de tissu, guinée bleue], etc.
Il n’avait, comme personnel, que ses guides, ses serviteurs et son interprète. Nous nous trouvions, lors de son arrivée, à Tidjrirt où il nous apprit son intention de parcourir le pays, de l’étudier, de gagner l’Adrar, d’y rencontrer le chef du pays et de se rendre ensuite à Oualata.
Un ou deux jours après qu’il nous eut quittés, nous apprîmes que Mohammed ben Abdallah des Oulad Doleïm avec soixante des siens, se dirigeait de son côté, avec l’intention de le tuer et de le dépouiller. Je montai à cheval avec mes parents et ceux de mes élèves qui étaient présents et nous fimes diligence pour rejoindre le voyageur.
Nous atteignîmes les Oulad Doleïm, alors qu’ayant saisi par la bride la mule de l’explorateur français, ils l’emmenaient dans les sables immenses de la région d’Agchar, avec l’intention de l’assassiner. Nous eûmes avec ces gens une très longue discussion à la suite de laquelle nous fûmes assez heureux pour délivrer le Français et le tirer de leurs mains, avec ses bagages, sans que rien n’en ait été distrait. Nous le ramenâmes à nos campements, puis nous lui donnâmes une escorte pour assurer sa sécurité, jusqu’à Endar [Ndar; Saint-Louis du Sénégal]
Un autre voyageur du nom de Fabert [en 1891] s’en vint chez nous, en un endroit appelé Tinira, avec l’intention d’atteindre l’Adrar. La nouvelle de ce voyage parvint à la connaissance d’Amar Salem ben Mohammed El Habib [frère et successeur d’Ely Njëmbët; règne entre 1886 et 1893], que la guerre alors engagée entre lui et le fils de son frère Ahmed Salem [Ahmad Saloum Ould Ely; en dissidence à partir de 1891 et règne jusqu’en 1905], contraignait de rester éloigné des régions du Sud. Amar Salem, accompagné d’une foule de gens des régions sahariennes, s’en vint chez nous, avec l’intention de tuer le voyageur (M) étranger et de piller son convoi. Je m’interposai, lui disant qu’il n’atteindrait le Français et ses compagnons qu’après m’avoir tué moi-même.
Il renonça à son projet et s’en retourna. J’envoyai alors un homme des Oulad Dimane porter une lettre de M. Fabert à Ben Aida, dans laquelle il lui demandait de venir à Touizket, conférer avec lui. Nous nous transportâmes nous-mêmes en ce point, et, en y arrivant, nous dépéchâmes un homme auprès de Ben Aida [l’émir de l’Adrar, Sidi Ahmad ould Ahmad dit Ould Ayda, r.1871-1891], pour l’informer que le voyageur étant parvenu à Touizket, il eut à l’y rejoindre sans retard. Ben Aida lui fit tenir une réponse dans laquelle il lui disait avoir décampé et se trouver dans le Tiris, donc très loin de Touizket. Il lui conseillait, en conséquence, de regagner Saint-Louis et de remettre son voyage et leur entrevue à l’année suivante. M. Fabert s’en retourna donc à Saint-Louis, sous la protection de l’escorte que nous lui donnâmes.
Vint ensuite un voyageur du nom de Pasiade, qui entreprit d’atteindre les gisements de soufre du pays de Tafelli et commença d’y faire des recherches. Nous étions alors dans la région du Tell, et nous apprîmes qu’un parti de cavaliers Béni Doleïm, parmi lesquels Mohammed ben Obeïd Allah, était en route pour le joindre. Je fis partir le fils de mon frère, nommé Ould Abdalte, que j’envoyai auprès de Pasiade et de ses compagnons, avec mission de faire toute diligence, afin de ne pas être devancé par les brigands. Il les rejoignit, les avertit, et ils purent regagner Saint-Louis sans encombre.
M. Blanchet vint ensuite [en 1900], dans les circonstances suivantes : Les Français avaient envoyé Mohammed ben Abou El Mokdad [Doudou Seck Bou el Mogdad, interprète, 1867-1943] dans l’Adrar, afin de négocier, avec le chef du pays Ahmed ben Sid Ahmed, un accord commercial concernant les échanges qu’ils se proposaient de faire avec lui, sur les confins de son pays. Ahmed ben Sid Ahmed souscrivit à ces propositions et Mohammed s’en revint, ayant obtenu satisfaction. Dans le cours de l’année qui suivit, M. Blanchet, à la tête d’une mission richement pourvue, et accompagné de Mohammed et de cinquante hommes, s’en vint chez nous, dans les parages de Touizket.
Il était escorté d’hommes envoyés par El Mokhtar ben Aida [émir de l’Adrar entre 1891 et 1899, et entre 1909-1913] à sa rencontre, à El Gouachich, et qui lui avaient dit : « El Mokhtar vous fait savoir qu’Ahmed ben Sid Ahmed étant mort, lui El Mokhtar tiendra sa place, pour ce qui regarde les accords passés entre vous ; venez chez lui et vous aurez toute satisfaction ».
Quand M. Blanchet fut auprès de nous avec sa suite, je lui déclarai qu’à mon avis, ils ne devaient pas se rendre dans l’Adrar, avant de savoir si le pays avait un chef dûment investi du commandement. J’ajoutai que ce que je savais d’El Mokhtar, ne laissait pas de me faire craindre pour eux trahison et surprise ; et je leur conseillai de demeurer avec nous l’espace de huit jours, jusqu’à ce que l’on sache pertinemment que les gens de l’Adrar s’étaient mis d’accord pour donner le commandement à cet homme.
Ils suivirent mes avis et envoyèrent Ibn Samba Noro [un fils de Samba Noor Fall de Ndiago?] et un homme des Id ou Ali auprès d’El Mokhtar. Ces deux hommes rapportèrent des paroles satisfaisantes d’El Mokhtar qui annonçait l’envoi de son fils pour escorter M. Blanchet jusqu’auprès de lui. Ainsi fut fait et j’envoyai avec eux mon fils El Hadramy. Il les escorta durant trois jours, les préservant contre les pillards des campagnes qu’ils traversaient, jusqu’à ce qu’ils rencontrèrent Ahmed ben El Mokhtar (celui qui devait être tué par les Oulad Bou Sba, en un lieu appelé Tabrankout). Les voyageurs français renvoyèrent alors El Hadramy, et avec le fils d’El Mokhtar, ils gagnèrent Atar où ils furent installés dans une maison.
Mais les membres de la Djemaâ vinrent à El Mokhtar et lui dirent : *« Qui vous a poussé à introduire ainsi des étrangers dans notre pays? — C’est, leur répondit-il, afin de m’emparer de leurs personnes et de leurs biens *». El Mokhtar était un homme assez lourd d’esprit et maladroit; aussi, quand les membres de la Djemaa l’eurent entendu, se dirent-ils entre eux que dès l’instant que tel était son projet, ils devaient se hâter de le devancer auprès de cette proie. Ils décidèrent donc de prendre les étrangers par surprise, et à l’insu d’El Mokhtar.
Un certain jour, huit hommes de la suite de M. Blanchet sortirent pour aller à l’eau; ils ne se doutaient de rien, lorsqu’ils furent cernés et massacrés. Au bruit des coups de feu, ceux qui étaient restés dans la maison, s’élancèrent au dehors, tuant quiconque passait à leur portée. Ils tuèrent ainsi huit personnes parmi lesquelles il n’y avait que deux guerriers, les autres étant tous Zouaïa. De retour dans la maison qu’ils occupaient, les membres de la mission trouvèrent qu’elle avait été pillée et ils s’y mirent ne état de défense. Ils avaient eu deux blessés, le lieutenant et Mohammed Sek [Doudou Seck Bou el Mogdad]. Le lendemain, ayant été trompés par un stratagème, ils firent une sortie au cours de laquelle Ibn Sanba Noro fut tué et Obeïd Allah El Bousbay reçut une blessure.
Il y avait un certain temps qu’ils étaient cernés dans cette maison, et la soif leur infligeait de cruelles souffrances, lorsque les nègres qui étaient avec la mission proposèrent de percer les murs de la maison pendant la nuit, de s’évader et, ayant la vie sauve, de s’organiser pour effectuer le voyage du retour. M. Blanchet et ses deux compagnons répondirent qu’il leur serait impossible de voyager à pied et qu’ils ne sortiraient pas de la maison. Les nègres s’en furent et les abandonnèrent, avec Mohammed Sek, dans une situation des plus critiques.
Ces nègres [il s’agit des tirailleurs de la mission] passèrent chez nous et nous leur donnâmes un guide et ce qu’il faut en fait d’outrés et autres objets.
Arrivés à Thouaïla, ils rencontrèrent une très importante caravane de Zouaïa [marabouts] de l’Adrar. Ils l’attaquèrent, tuèrent huit hommes aux Zouaïa et les dépouillèrent de ce qu’ils possédaient.
Quand ces événements furent connus à Saint-Louis, une lettre me fut adressée et une autre à Cheikh Sidiya, nous engageant à nous efforcer de porter secours à M. Blanchet et à ses compagnons. Je montai à cheval dans ce but et me mis en route, à une époque où la température est très élevée.
A mon arrivée dans l’Adrar, je trouvai les habitants unanimement décidés, soit à tuer les membres de la mission Blanchet, soit à les conduire au sultan du Maroc. Je dis alors à El Mokhtar : « Il vous faut les abandonner en mes mains, cela sera profitable à tous les musulmans; en effet, le gouvernement français entoure notre pays de ses possessions, et il est indispensable d’éviter avec lui les froissements; le mieux est de montrer de la loyauté aux Français et de leur donner satisfaction; j’ai appris à les connaître, pendant trente ans et je dois à la vérité de proclamer leur sincérité et leur droiture ».
Quand les lettrés et les savants connurent ce que j’avais dit à El Mokhtar, les uns objectèrent qu’il était contraire au voeu de la loi de remettre les étrangers en liberté, les autres opinèrent que celui qui venait ainsi s’interposer en leur faveur, ne méritait que la mort; bref ils lui donnèrent les conseils les plus odieux. Dès que j’en eu connaissance, je lui demandai de me mettre en présence de ces docteurs de la loi, afin qu’il me soit permis de leur démontrer leur erreur et la fausseté de leurs vues.
Ainsi fit-il, et pendant près d’un mois, je luttai contre eux pour arriver à prouver, avec leurs textes en main, que leur loi leur faisait défense de tuer des hommes qui étaient entrés chez eux confiants dans leur parole et couverts par un pacte; et que leur donner la mort serait une indigne trahison réprouvée par la loi. Sans compter que, d’une part, il n’est personne qui puisse impunément manquer aux Français et que, d’autre part, la mise à mort de trois des leurs n’infirmerait pas les accords conclus avec eux et ne saurait diminuer leur puissance, mais plutôt qu’elle serait une source de dommages considérables pour l’ensemble des populations musulmanes.
Ils revinrent tous sur leur opinion première et ne trouvèrent rien à reprendre à mes paroles. Ils observèrent, néanmoins, que s’ils voulaient tuer les membres de la mission Blanchet, c’était pour venger les leurs tués à Thouaïla. Je leur fis remarquer qu’ils avaient été les premiers à donner la mort traîtreusement, en tuant des membres de la mission dont ils avaient surpris la confiance.
Ces discussions, avec les gens de l’Adrar, déterminèrent M. Blanchet à me prescrire de leur engager sa parole, pour telle rançon qu’ils exigeraient, et de la sorte, il se concerta avec eux pour la somme de deux mille huit cents francs. (Quand M. le Commandant m’a demandé quelle avait été la somme convenue, c’est par oubli que je lui ai répondu, d’abord, deux mille francs, pour lui confirmer ensuite le chiffre de deux mille huit cent francs).
El Mokhtar me prescrivit de remettre à Mohammed Seck [Doudou Seck Bou el Mogdad, 1867-1943] mille quatre cents francs, dont quatre cents francs pour le prix du sang de Ibn Sanba Noro et mille francs pour la valeur de ses bagages, puis de lui envoyer directement le reste de la somme. J’en pris l’engagement et je partis avec la mission Blanchet au prix des plus grandes difficultés.
(Pendant qu’ils étaient assiégés, M. Blanchet désirant se racheter, m’avait fait parvenir une lettre, par un homme des gens de Mohammed Salem, dans laquelle il me disait de remettre à cet homme tous les bagages laissés par la mission dans notre maison; il devait en prendre une partie et aller la remettre à El Mokhtar. Je mis à part les livres, papiers et autres objets personnels de M. Blanchet et j’abandonnai à son envoyé tout le reste consistant en sucre, vêtements, etc. Quand il eut terminé son choix, je ne lui livrai les objets choisis qu’après qu’il m’en eut remis la liste que je gardai par devers moi, avec la lettre de M. Blanchet et la traduction en arabe qu’en avait faite Mohammed Seck. Le tout est encore actuellement entre mes mains).
Je partis ensuite avec M. Blanchet et ses compagnons; ils passèrent chaque nuit dans une koubba (mausolée voûté en forme de dôme), tandis qu’avec mes fils et mes élèves, nous les gardions jusqu’au matin, et cela durant tout le voyage. Quand nous fûmes parvenus à nos campements, je leur donnai un guide avec tout ce dont ils avaient besoin pour le voyage, et ils regagnèrent Saint-Louis.
J’y fus moi-même, à quelque temps de là; le gouverneur me remit la somme pour laquelle je m’étais porté garant vis-à-vis des gens de l’Adrar et je l’employai comme l’avait voulu El Mokhtar : j’en donnai la moitié (1.400francs) à Mohammed Sek et je gardai le reste par devers moi.
Vint un homme des Oulad Bou Sbaa nommé Mouley Ahmed ben Laouis porteur d’une lettre d’El Mokhtar réclamant deux cents francs; de sa part encore vint ensuite un homme des Ahl El Hadj, demandant deux cents francs, puis un homme des Id ou Ali demandant deux cents francs et enfin Ben Abdallah El Azam Essebay [es-Sba’i, de la tribu des Bou Sbaa], réclamant le reste que je lui remis. Chacun de ces envoyés était venu muni du sceau d’El Mokhtar et accompagné de nombreux témoins.
Paul Blanchet (1870-1900), chef de la mission va mourir quelques temps après son retour à Dakar, de fièvres. Il est enterré au cimetière de Bel-Air. Le siège a Atar, a duré du 10 juin au 27 aout 1900.