Cette élégie pour Tierno Bokar Salif Tall a été publiée dans le Journal des Africanistes 63 (2) 1993. L’auteur est Amadou Hampaté Ba (1900-1991), le fameux romancier, historien et traditionniste qui avait Tierno Bokar comme maitre spirituel. Hampaté Ba faisait partie du cercle des disciples de Tierno Bokar, en même temps que Maabal, auteur de Sorsorewel.
Le texte date de 1940, et a été rédigé tout juste après le décès du sujet de l’élégie à Bandiagara en 1940, alors que Bâ était hors de la ville.
Tierno Bokar est un sujet constant dans l’oeuvre de Amadou Hampaté Bâ, étant très présent dans ses Mémoires, et comme sujet de Vie et enseignement de Tierno Bokar: le sage de Bandiagara. Dans ce dernier texte, Bâ revient sur les tensions familiales et confrériques au centre desquelles Tierno Bokar et lui-même se trouvaient à partir de 1937, lorsque celui-ci prit comme maitre spirituel Cheikh Hamallah (v.1880-1943) de Nioro, qui était alors la cible de l’administration coloniale française. Le texte, écrit à vif, traduit bien ce chagrin et cette colère.
Hunorde | Ouverture |
Allaahu juul e Nulaaɗo juulɗo e Joomii mum mo maleyka’en kala juuli dow mum silmini mo ɓe inndiroyi dow kammu Mahmuudu Ahmad |
Dieu accorde Sa grâce à l’Envoyé qui, de son Seigneur, fut le fidèle, sur qui tous les Anges ont appelé la grâce et la paix et qu’au plus haut des cieux ils nommèrent le Glorifié : Ahmad. |
Ngam juulde makko e juulde maɓɓe mi nyaagoyii Geno Mawɗo jaɓa jaafoa mo ngoy-mi mo njettu-mi Jinnganɗo seedii ngoonga Bookari Saalihu ! |
Par la grâce de sa prière et de la leur, je prie humblement l’Éternel, le Très-Grand, d’accueillir l’homme de bien que je chante en cette élégie et qui fut un défenseur et un témoin de la Vérité : Bôkar Sâlif ! |
1. Mi habraama mawɗo kabaaru waylaali noone am tuma ndeen ɓe mbii kam Cerno Bookari Saalihu |
1. A l’annonce de la terrible nouvelle, je ne laissai rien paraître dès l’instant qu’on m’apprit que Tierno Bôkar Sâlif, |
2. nyawoyii yo tampuɗo sanne, ngoonɗin-miabis koddiral haawnaaki maayde so lelnoyii ɓii-Saalihu ! |
2. tombé malade, se trouvait au plus mal, ma foi y reconnut l’arrêt divin et ce ne fut guère une surprise que la mort soit venue faucher le fils de Sâlif ! |
3. Giye am tuƴii mbaylii mbusam hono timmidiib sattic e am mi tiimaali Bookari Saalihu ! |
3. [Pourtant] mes os mollirent comme mués en moëlle et leur dernière heure venue ! Ce me fut dure épreuve que d’avoir été absent lors du décès de Bôkar Sâlif ! |
4. Beccamd ɗee ormi paali kine am naƴƴidiie gonɗamd gomowɗi ngoyir-mi Bookari Saalihu |
4. De ma poitrine monta un râle sourd, de mes sinus un craquement sec et de lourdes larmes versai en pleurant Bôkar Sâlif ! |
5. Mi woya moodi am biiroyɗo kam bif Muhammadin gori gorgol am giɗo neene am, ɓii-Saalihu ! |
5. Je pleure mon Maître, celui qui m’éduqua dans la voie de Mouhammad, l’époux de ma tante paternelle et l’ami de ma mère, le fils de Sâlif ! |
6. Mi nyaagiima yaa Wahhaabug nyiimnu e yeeso am tabe ngaari diina njakawndi, Bookari Saalihu ! |
6. Je t’en prie, ô Généreux, imprime devant moi pour toujours les traces du diligent Taureau de la Foi, Bôkar Sâlif ! |
7. So taw wonki Cerno yo lekki wonnoo mi yarnoyan fa ki wilita duumoya baalɗe, Bookari Saalihu ! |
7. Si la vie de Tierno avait été un arbre, je m’en irais l’arroser afin qu’il bourgeonne et de longs jours perdure, Bôkar Sâlif ! |
8. Walaa keddotooɗo e dunnyah duumoo maayataa sinaa Taguɗoi maayde, Tagoyɗo Bookari Saalihu |
8. Nul être demeurant en ce monde n’y jouit de l’immortalité hormis le Créateur de la mort, Celui qui créa Bôkar Sâlif ! |
9. Won fiyɓe buse mum poɓɓi mbii: « Harrak! men kawiil!» ɓe kawaali maayan no maayri Bookari Saalihu ! |
9. Il en est pour dire, se frappant les cuisses et battant des mains: « Enfin [nous avons gagné ! » Mais il n’en est rien : ils mourront tout comme est mort Bôkar Sâlif! |
10. Sabu Cerno maayii ɓe sikki fii maɓɓe toowoyii toowaali tooke ɓuutii ɓe sabu ɓii-Saalihu ! |
10. Parce que Tierno est mort, ils croient leur affaire parvenue à son faîte, mais il n’en est rien ; de venins ils sont pleins, contre le fils de Sâlif! |
11. Mi yurmaama ɓee ɓe miilaali e nde doomi ɗu seyim maa nde jawloroon ɓe no jawlorii ɓii-Saalihu ! |
11. J’ai pour ceux-là compassion, qui ne songent point que la mort les attend, et s’ébaudissent alors qu’elle les va ravir comme elle a ravi le fils de Sâlif ! |
Notes
a. jaafo : jaafɗo.
a bis. ngoonɗin-mi : ngoongɗin-mi.
b. B. timmidin ; dans la version A, les vers 3 et 4 sont intervertis.
c. A. saqii : Ar. [saqi-] « malheureux, infortuné » (?)
d. beccam, gonɗam : becce am, gonɗi am ; ɓerndam : ɓernde am (v. 17), etc.
e. A. nde mo maayii beccam ormi kine am naƴƴidii.
f. bi : Ar. « au moyen de, avec, par ».
g. Wahhaabu. Ar. « généreux, donateur ».
h. dunnya pour duniyaa : Ar. [dunya] « ce bas monde » et v. 76 dunnyaaru pour dunyaaru.
i. A. Tagɗo.
j. B. foɓɓi.
k. Ar. racine signifiant « devenir libre »
1. A. prononcé qawii.
m. A. njali.
n. A. ma nde jawloroyoo.