Le peul (ou fula en anglais) est une langue du groupe Niger-Congo qui appartient au sous-groupe atlantique. C’est une langue particulièrement dispersée dans l’espace ouest et centre-africain et cette dispersion n’est pas due à sa véhicularisation mais plutôt au mode de vie de ses locuteurs qui sont nomades, ainsi qu’à l’histoire de cette région. Sa dispersion dans l’espace implique aussi sa variation dans l’espace, ainsi la langue peule se divise en plusieurs dialectes. Les descriptions dialectologiques du peul sont maigres et imprécises, et souffrent d’un manque crucial de renouveau. Il est clair que c’est une tâche difficile de rendre compte de tous les dialectes dans ce court article. Pour cette raison, on ne se concentre ici que sur la variante appelée pulaar. Néanmoins, ce qui sera dit pour le pulaar se généralise dans beaucoup de cas à tous les dialectes peuls car cela reste quand même une seule et même langue.
Le peul est une langue dite à classes nominales. Pour démystifier cette notion de classe nominale, il convient de dire qu’en principe, ça ne diffère pas beaucoup du français par exemple. Si en français les noms sont rangés dans deux sous-ensembles (masculin et ), en peul les noms sont rangés dans une vingtaine de sous-ensembles. Mais dans les deux langues, un nom donné implique des accords selon le sous-ensemble auquel il appartient. Ainsi, en français le nom main appartient au sous-ensemble féminin, donc il accordera au féminin les adjectifs : une longue main. C’est la même chose pour le peul où le nom jungo (main) appartient à la classe ngo, donc il accordera à la classe ngo les adjectifs : jungo juuɗngo (= main longue). En pulaar, il y’a une vingtaine de classes nominales : ngo, o, nde, ka, ndu, etc. et chaque classe implique des accords qui lui est propre.
Il y’a une part sémantique dans les classes nominales, mais cette part est vraiment minime. La seule classe vraiment établie comme étant sémantiquement motivée est celle des classes pour les êtres humains. Les autres ne le sont que très peu et parfois aucunement.
I. Définition du phénomène d’alternance consonantique
Observez ces formes en pulaar :
- rawaa-ndu (chien) => dawaa-di (chiens)
- hunu-ko (bouche) => kunu-di (bouches),
- yar-de (boire) => njar-am (boisson)
- etc.
On remarque que la consonne initiale du radical change, ce phénomène est ce qu’on appelle alternance consonantique.
On désigne par alternance consonantique le phénomène qui consiste à modifier la prononciation d’une ou plusieurs consonnes d’un mot pour marquer le pluriel/singulier de ce mot, pour dériver ce mot, etc. Loin d’être un phénomène propre aux langues africaines et encore moins au peul, l’alternance consonantique est une caractéristique que présentent plusieurs langues dans le monde comme le finnois ou le same, par exemple.
L’alternance d’une consonne ne se fait pas n’importe comment, elle est principalement régie par deux principes :
- Le mode d’articulation : quand une consonne alterne, c’est généralement son mode d’articulation qui change. Cela veut dire que la consonne est prononcée au même endroit dans la bouche mais elle n’est pas prononcée de la même manière : [d] est prononcé avec le bout de la langue sur les gencives et ses alternants [r], [nd] sont aussi prononcés avec le bout de la langue sur les gencives. Seule la manière de prononcer ces trois consonnes changent pas leur lieu de prononciation.
- Le degré d’alternance : quand une consonne alterne, elle devient plus forte ou plus faible. Ici fort et faible sont des degrés qui peuvent se mesurer phonétiquement en laboratoire. Mais intuitivement, [r] < [d] < [nd] présente un degré d’alternance qui va du plus faible au plus fort. Par ailleurs, le terme scientifique souvent employé à la place d’alternance consonantique est celle de gradation consonantique.
Ces deux principes nous disent qu’une consonne comme d ne peut pas alterner avec une consonne comme b par exemple, car elles ne sont pas prononcées sur le même lieu dans la bouche. Nous pouvons alors représenter tout ça dans un tableau qui se lit par colonnes et où chaque colonne représente une alternance et chaque ligne un degré de cette alternance, en peul il y’a trois degrés d’alternance :
On remarquera que le degré III représente les consonnes pré-nasalisées, c’est-à-dire précédées de m ou n. L’impossibilité des degrés III dans certaines cases est due au fait que ce sont des consonnes impossibles en peul : np ou mp, nk ou mk, nc ou mc sont des consonnes qui n’existent pas dans la langue. Et enfin, toutes les consonnes ne sont pas sujettes aux alternances. Parmi les consonnes qui n’alternent jamais, il y’a (1) les consonnes injectives [ɓ], [ɗ], [ɠ], [ƴ]; (2) les consonnes nasales [m], [n], [ñ] et (3) la consonne liquide latérale [l]. Par exemple, ley-di (terre) donnera ley-ɗe (terres) au pluriel, donc sans alternance de la première consonne.
II. Petite grammaire des alternances consonantiques
a. L’expression du pluriel et singulier des verbes
Tous les dialectes peuls ne présentent pas les alternances consonantiques pour les verbes mais le pulaar si.
Règle de la formation du radical des pluriels des verbes : Pour former la radical pluriel d’un verbe, il faut alterner la première consonne du radical de l’infinitif avec le degré le plus fort de l’alternance. Pour exprimer le singulier, ne rien faire à cette consonne.
Exemples :
- Exemple du verbe rem-de (labourer) : La première consonne r alterne avec [r, d, nd] selon la Table 2. La règle nous dit de l’alterner avec le degré le plus fort, et c’est le degré III : nd. Le radical du pluriel du verbe rem-de est donc ndem-. Conjugué, cela donne par exemple : min ndem-i (nous avons labouré) à la 1ère personne pluriel.
- Exemple du verbe socc-aade (se brosser) : La consonne s alterne avec [s, c]. On prend le degré le plus fort et comme le degré le plus fort n’est pas le degré III mais le degré II alors on prend le degré II : c. Le radical du pluriel du verbe est donc cocc-. Conjugué à la 3ème personne pluriel, cela donne : ɓe cocc-i (ils ont brossé).
Observation : Comme la règle nous dit de prendre le degré le plus fort, alors on remarquera que beaucoup de verbes en pulaar font leur pluriel en nj, ng, mb, nd.
b.L’expression du pluriel et singulier des noms des classes humaines
Les noms humains sont les noms du type homme, femme, enfant, etc. ce sont les noms qui sont dans la classe ɓe au pluriel généralement. Les noms appartenant aux classes humaines ont une consonne initiale de degré II au singulier, pour avoir le radical du pluriel, la règle est la suivante :
Règle pour le radical du pluriel des noms des classes humaines : Pour avoir le pluriel d’un nom de la classe des humains à partir de son singulier, il faut prendre le degré I de la consonne initiale du radical de ce nom singulier.
Exemples :
- Exemple de cuka-lel (enfant) : Comme nous l’avons dit, la consonne initiale du radical au singulier des noms humains est de degré II. La consonne c alterne avec [s, c] selon la Table 2. Pour avoir le radical du pluriel, on alterne avec le degré I de cette consonne qui est s, on a donc : suka-ɓe (enfants)
- Exemple de bambaa-ɗo (musicien/guitariste) : La consonne initiale de ce nom au singulier est b, qui est de degré II. Selon la Table 2, b alterne avec [w, b, mb]. Pour avoir le radical du pluriel, on alterne la consonne b avec son degré I, qui est w. Le pluriel est alors wambaa-ɓe.
c. L’expression du pluriel et singulier des noms autres
Tous les autres noms qui ne sont pas dans les classes des être humains ou dans la classe des diminutifs et augmentatifs sont au singulier soit au degré I soit au degré III.
Règle pour le pluriel des noms des classes autres : Il faut prendre la consonne initiale du radical au singulier et l’alterner avec le degré II de cette consonne.
Exemples :
- Exemple de mbaal-u (mouton) : la consonne initiale au singulier de ce nom est mb qui est au degré III, et mb alterne avec [w, b, mb]. Selon la règle, tous les pluriels des noms des classes autres ont un radical qui commence avec une consonne du degré II de l’alternance. Ici cette consonne est b. Le pluriel est alors baal-i (moutons)
- Exemple de hin-ere (nez) : la consonne initiale au singulier de ce nom est h qui est au degré I, et h alterne avec [h, k]. Les pluriels de ces noms sont formés avec le degré II de l’alternance, qui est k dans ce cas. Le pluriel est donc kin-e.
d. L’expression du diminutif
Le diminutif permet d’exprimer la petitesse d’un concept, par exemple le suffixe -ette en français : camion = camionnette, poule = poulette, etc. Le pulaar a un certain nombre de classes qui ont des sens diminutifs, et ces classes finissent généralement par -l au singulier (ngel, kal, kel, etc) et par -n au pluriel (kon). Il y’a des noms qui sont par nature dans les classes des diminutifs mais on peut mettre un nom dans ces classes pour exprimer sa “petitesse”. Par exemple, koy-ngal (pied) est dans la classe -ngal mais on peut mettre ce nom dans une classe diminutive, on aura alors : koy-ngel (petit pied). La règle pour l’alternance consonantique lors de la formation des diminutifs est la suivante :
Règle pour les diminutifs d’un nom : Pour le singulier, il faut prendre le degré II de la consonne initiale du nom. Pour le pluriel, il faut prendre le degré le plus fort, c’est-à-dire prendre le degré III s’il existe, sinon il faut rester au degré II.
Exemples :
- Exemple de rawaa-ndu (chien) : Selon la Table 2, r alterne avec [r, d, nd]. Pour le diminutif singulier, on prend le degré II qui est d : dawa-ngel (petit chien). Pour former le diminutif pluriel, on prend le degré le plus fort qui est le degré III, c’est-à-dire nd : ndawa-kon (petits chiens)
- Exemple de sege-ne (ongle) : Selon la Table 2, s alterne avec [s, c]. Pour le diminutif singulier, on prend le degré II qui est c : cege-nel (petit ongle). Pour le diminutif pluriel, on prend le degré le plus fort et comme le degré III n’existe pas pour cette alternance, alors on reste au degré II : cege-non (petits ongles).
Observations : il y’a aussi ce qu’on appelle les augmentatifs qui sont les opposés des diminutifs. Les pluriels des augmentatifs ont un degré II d’alternance généralement.
Il y’a bien-sûr d’autres fonctions des alternances consonantiques, nous n’avons par exemple pas abordé la question de la formation des noms à partir des verbes. Mais traiter en profondeur le phénomène de l’alternance consonantique nous mènerait trop loin. Le but était plutôt de présenter ce phénomène et de montrer un peu ses régularités. Il y’a bien évidemment des exceptions, mais ces exceptions n’impliquent pas forcément une absence de règles ou de logique dans la formation des radicaux en peul. Après tout, à l’école on apprend une longue liste de verbes irréguliers en anglais mais on ne dit pas forcément que les verbes anglais n’obéissent pas à des règles. Les alternances consonantiques peules obéissent bien à des règles qui restent encore en grande partie à découvrir.