L’installation de lignes télégraphiques à partir de 1878 permit de faciliter les communications entre les postes coloniaux et de mieux contrôler les territoires. Son installation fut source de conflits en outre.
Au Fuuta Tooro, le télégraphe était appelé « boggol tuubaak », « la corde de l’homme blanc ». La portée littérale et métaphorique de ce nom était lourde, car la pose et l’entretien du télégraphe furent synonymes de travail forcé et de réquisitions.
En 1880, la possibilité d’installer le télégraphe de Podor à Saldé fut source de divisions au Fuuta. Des consultations furent faites sur la portée de cette technologie par le Batu Fuuta.
Parmi les personnes consultées figurent Pèdre Alassane Mbengue (v.1821-1887), traitant saint-louisien et grand importateur de thé [d’où son surnom de « roi du thé »], et Cheikh Mamadou Mahmoud Kane (v.1848-1890) Sur la photo,
Khayar Mbengue (1875-1949), fils de Pedre Alassane Mbengue (v.1821-1887).
Dans cette lettre Cheikh Mamadou Mahmoud Kane (m.1890), parle du conclave des chefs du Fouta à Horndoldé, pour discuter du télégraphe. Et comment, il a été consulté (vu qu’il résidait en partie à Saint-Louis) et comment Ali Bokar Kane, l’a invité à se joindre à eux contre les Français
Dans les archives, le traitant Pèdre Mbengue tint au courant le gouverneur de toutes ces consultatations. Ould Heyba, allié Ould Aydi’ d’Abdoul Bokar, opposant à la ligne, fut soudoyé pour atténuer la position de celui-ci
Finalement, la brigade télégraphique qui avait reçu l’accord de l’Almaami, pour être installée, et qui était sécurisée par le Lam Tooro Mamadou Abdoul Djiby (r.1878-1883), fut battu et malmené par de jeunes Fuutankoobe menés par Mamadou Abdoul Bokar Kane, fils du jaggorgal, et Saidou, fils d’Elimane Boungou
Sur la photo, on peut voir la « brigade télégraphique » du commandant Borgnis-Desbordes, reliant Kayes à Kita (au Mali). Mademba Sy (v.1853-1918), en uniforme au centre, fut de l’équipe télégraphique entre Saldé et Bakel.
près l’hivernage 1880, la colonne Pons vint au Fuuta Tooro pour sécuriser l’installation des poteaux. Avec eux étaient les troupes du Tooro commandées par le Laam Toro Mamadou Abdoul (v.1850-1887 ; r.1878-1883). La colonne campa à Mbagne où elle réussit à rallier plusieurs chefs au projet télégraphique.
Le jaggorgal Abdoul Bokar leva des troupes, réussit à embarrasser plusieurs chefs à revenir sur leurs promesses aux Français. Les troupes du Bosséa attaquèrent les Français à Dirmbodya, tuant la moitié des troupes européennes avant de battre retraite
La colonne Pons en représailles, entra dans le Bosséa, brûla Thilogne, mais n’osant pas s’avancer davantage. Le Lam Tooro Mamadou Abdoul, craignant de s’exposer si loin de sa base du Tooro
ans leur retour vers l’ouest, les troupes françaises et leurs alliés du Tooro razzièrent plusieurs villages du Yirlaabe et du Laaw, emportant bétail, chevaux, biens, et personnes également. Suscitant l’ire de tout le Fuuta Tooro.
Les troupes coloniales qui campaient dans le Yirlaabe était nourries par les résidents, ce qui commençait à les agacer. Pire, le Lam Tooro se refusait à rendre son « butin »; il alla jusqu’à razzier 9000 moutons des Maures Tuwabir, avant de retourner avec toute sa smala au Tooro
Le Lam Tooro partait, laissant les troupes de Pons en mauvaise posture dans le Yirlaabe. Il montrait ainsi qu’il avait atteint ses « objectifs de campagane » et n’en avait rien à cirer du « boggol tuubaak ».
Ce furent les traitant Pèdre Alassane, le mulâtre saint-louisien Raymond Martin, l’émir du Brakna Sidi Ely [V.1835-1892 ; R.1858-1892] et son vassal Ould Heyba [m.1883] qui s’attelèrent à trouver un compromis alors que le gouverneur Brière de l’Isle était rappelé.
Compensations financières pour la campagne, restitution des biens razziés, pose de la ligne télégraphique et paiement des travailleurs. Les conventions de Gababé et de Horéfondé furent signées pour mettre fin au conflit
En 1881, le Lam Tooro Mamadou Abdoul Djiby Samba Sall fut déposé. Il était remplacé par Hammé Gaysiri Sall, un dynaste qui revenait de Nioro du Sahel où il s’était couvert de glore durant les campagnes omariennes. Hammé Gaysiri était soutenu par Abdoul Bokar et le Laamido Juulbe
Il devait mourir quelques mois plus tard (novembre 1881) et des soupçons d’empoisonnement furent très vite émis. Hammé Gaysiri Ali Samba Sall fut remplacé par Bokar Sidiki Sall, petit-fils du Lam Tooro Djiby Samba Sall, qui est resté dans la postérité, associé à Baydi Kacce Pam
En 1890, plusieurs villages du Boosoya dont les Agnam (Godo, Wuro Siré, Lidube, Barga, Siwol), Diowol et Dondou, furent brûlés par le colonel Dodds, pour avoir saboté/brûlé des lignes télégraphiques, dans le contexte de l’ultime résistance
Makki Tall (1837-1864) est le second fils du marabout conquérant et mystique El Hadj Omar Tall (1797-1864). Plus jeune de quelques mois qu’Ahmad El Madani (1836-1897), sultan de Ségou et fils ainé des enfants de Mariatou, femme bornouane, Makki est mort en même temps que son père à Goro. Durant sa courte vie, il aura laissé une réputation de clerc, d’ami des clercs et de générosité.
Makki, nait vraisemblablement dans le Haoussa, grandit à Diégounko et à Dinguiraye après l’installation de son père avec ses disciples dans le Fuuta Jalon. Makki avait la même mère que Saidou (v.1840-1878), émir de Dinguiraye, et Aguibou (1844-1907), émir de Dinguiraye puis faama de Bandiagara.
Alfa Makki dans les chroniques contemporaines
Une première mention de Makki apparait dans le Tarikh al-Istikhlaf de Mohamed b. Ibrahim de Dara-Labé, qui était proche de lui et d’Ahmadou, les deux fils ainés du Cheikh. Mohamed b. Ibrahim était à Dinguiraye en 1859, lorsque de Markoya, Cheikh Oumar demanda à Alfa Ousmane Sow d’amener à lui ses deux fils ainés Ahmad al-Madani et Mohamed el-MakkI. Le groupe quitta Dinguiraye le 11e jour du mois de Rabi al-Akhira [7 novembre 1859] selon la « Chronique de la succession ».
De Dinguiraye, le groupe atteignit Tamba [Taybata] puis Bumbuya où ils joignirent Thierno Abdoulaye Haoussa et Thierno Mohamed Diallo. Puis le périple les fit passer à Kurukutu, Goungoutou d’où ils traversèrent le Bafing [le fleuve noir] et ensuite au village de Kemeta, où ils traversèrent à gué le fleuve blanc [Bakhoy] avant d’atteindre le pays de Kita.
À Bangassi, ils trouvèrent l’armée d’Alfa Ousmane Sow qui menait des opérations dans le Fouladougou et Diouka, où ils participèrent aux combats. À Sedian, ils trouvèrent le camp d’Alfa Ousmane et avec lui traversèrent le Baoulé, qui sépare le Fouladougou et le Béléri et rejoignirent le Cheikh Oumar el-Fouti à Markoya, le mercredi 10e jour de Jumada al-Akhira [4 janvier 1860].
Là, les deux fils se joignirent aux combats et furent aussi éprouvés par leur père, qui préparait déjà sa succession. Ils reçurent chacun un commandement et leur attitude envers les Talibés fut scrutée. C’est de là que Makki reçut sa réputation de générosité et d’ami des clercs, tant il aidait les Talibés démunis et éprouvés. Selon une tradition de Nioro qui inclut Aguibou dans le groupe, El Hadj Omar avait donné à chacun de ses fils une bourse d’or comme gage pour le lui garder. Au bout de quelques temps, il demanda à Ahmad El-Madani la bourse et celui-ci le lui remit en entier. Aguibou lui remit la bourse, vidée de moitié, et disant avoir donné la moitié à Makki. Ce dernier lorsqu’interpellé dit qu’il avait donné toute la bourse aux Talibés et que lorsque celle-ci fut vidée, il fut dans l’obligation de demander à Aguibou une partie de son gage, pour les mêmes besoins.
Selon Mohamed b. Ibrahim, un mois et 16 jours après leur arrivée à Markoya, El Hadj Omar investit Ahmad el Madani comme son successeur et demanda à tous ses frères et aux disciples de lui prêter allégeance. Ahmadou avait alors 24 ans, 3 mois et 20 jours, ce 18 février 1860.
Selon la chronique de la succession (Tarikh al-Istikhlaf)
cette investiture eut lieu lorsqu’un homme trouva Ahmadou et lui dit : « Je désire prendre le wird et je voudrais que tu me mènes vers le Cheikh afin qu’il me le donne ». Ahmadou appela Alfa Oumar al-Awsa [al-Awsa = de la rive gauche du Niger] et lui demanda : « Allez avec celui-ci vers le Cheikh et informez-le qu’il désire prendre le wird, qu’Il le cherche et qu’il devrait le lui donner ». Dieu fit qu’ils (Alfa Oumar et El Hadji Oumar) ne se virent pas pendant quelques jours. L’homme dit à Alfa Oumar : « Je vais vous traduire devant Ahmad Madani ». Il répondit : « Ne faites pas cela, soyez patient afin que vos vœux soient exaucés ».
Après cela, l’homme et Alfa Oumar virent le cheikh et le trouvèrent entouré de ses télamides (élèves). Il lui donna la lettre celui-ci dit : « Où se trouve Ahmad al-Kabir al-Madani? Trouvez-le et appelez-le à moi avec Mohamed al-Makki. Dîtes leur d’être en état de pureté et de venir à moi rapidement ». Ils [Ahmadou et Macky] se réjouirent de cette nouvelle, obéirent à ses injonctions et s’assirent à ses pieds comme l’esclave devant son maitre ou du vertueux disciple devant son parfait cheikh. Le Cheikh prit les mains d’Ahmad al-Kabir et le désigna comme son successeur : « Tout ce qui m’a été donné par mon Cheikh, mon bien-aimé, mon ami, le pôle caché, le sceau connu de Mohamed, le cheikh qui est le médiateur, notre maitre Abou al-Abbas Ahmad ibn Mohamed al-Tijani, al-Hasani (Que Dieu soit satifait de lui, le guide et répande sa lumière), toutes les sciences exotériques et ésotériques, les secrets et révélations ainsi que les épanchements d’émanation divine, les wirds, tout cela, je te le donne et t’en accorde une autorité complète sur la dissémination de ce savoir sur tous ceux à qui tu veux le donner, quand tu veux, et qui qu’il soit, à jamais. Quiconque cherche quelque chose de moi, qu’il le cherche auprès de toi ». Et il dit à la communauté : « Celui-là est votre Cheikh. Quiconque me considère comme son cheikh, il est aussi son cheikh. Cherchez auprès de lui tout le bien que vous voulez dans ces deux mondes, et vous l’aurez. Je t’autorise Ahmadou de nommer qui tu veux comme Moqadem, et de donner le wird à qui tu veux, à jamais ». Après ce jour, quiconque demandait le wird au Cheikh, il lui disait : « Allez trouver Ahmadou. Il vous le donnera ». Et il dit à Macky : « Je te donne tout ce qui est dans le Rimah et te donne toutes les autorisations à cet égard, parce que tout ce qui est à moi et à Ahmadou t’appartient aussi. Quant à toi et à ta position, suis ton frère, et tout ce que tu désireras, il te l’accordera. Entretenez vos liens, comme je vous ai enjoints précédemment : je vous l’ordonne encore. Ne laissez rien s’immiscer entre vous deux ». Ceux qui furent présents prêtèrent allégeance à Ahmad al-Kabir devant le cheikh, le peuple fit de même après en prêtant serment au Commandeur des Croyants [Lamdo Julbé] Ahmad al-Kabir al-Madani al-Fouti [du Fouta], al-Touri [du Toro] al-Kadawwi [de Guédé] (Que Dieu lui accorde la victoire, le protège et l’assiste dans les deux mondes).
Cela eut lieu le dimanche, avant midi, 26e jour de Rajab, 1276 années après l’émigration du prophète- Paix et Salut sur lui- [18 février 1860]. Tous les gens prêtèrent serment, ainsi que les chefs de l’armée et les commandants, les Moqadem et les soldats, eux tous. Le pays et le peuple fut content et satisfait de cette investiture et de cette prestation de serment. Alors Dieu donna du confort aux Musulmans et rendit victorieux ceux qui proclament l’unicité de Dieu. »
Il semble que le Cheikh ait senti les penchants cléricaux de Makki et l’ait incité à emprunter cette voie et d’être le conseiller de son frère et ami Madani. Les deux participèrent à la campagne de Ségou (1860-1) et alors que Ahmad al-Madani restait à Ségou, Makki suivait son père durant la campagne de Hamdallahi (1861-2) où il servit de vicaire à son père quand celui-ci entrait dans ses retraites mystiques. Makki, tout comme ses cousins Tidiani (v.1840-1887) ou Tafsir Saidou [m.1888] avait alors pour Cheikh, un marabout tijjani du Macina, du nom de Cheikh Sidi Mohamed b. Wadiat’Allah ou Cheikh Yirkoy Talfi (v.1800-1864).
Durant cette période, on lui doit une lettre écrite à son frère Ahmadou, alors à Ségou, où il décrit la situation au Macina et le déroulement de la campagne de Cayawaal [mai 1862] par laquelle la Dina devait tomber. Cette lettre, retrouvée dans la chancellerie de Ségou en 1891, et pillée par Archinard, était coécrite avec son frère Mahi [v.1840-1864] et son cousin Tidiani Alfa Ahmadou [v.1840-1887].
Alfa Makki à Hamdallaye (1862-1864)
Makki avait laissé une veuve et au moins un fils, Ahmad al-Madani, homonyme de son frère. Son cousin Tijjani qui sera émir de Bandiagara, épousera sa veuve et sera le père de cet enfant qui devait être tout jeune en février 1864. Ce fils est décrit ainsi en 1887 par l’explorateur Caron en visite à Bandiagara:
Makki joua un rôle majeur après les défaites de Mani-Mani et de Ségué (1862) qui devait amener le siège de Hamdullahi [mai 1863-février 1864] par une coalition Cissé-Kounta. Après l’exfiltration de Tijjani dans le Hayré pour lever une armée de secours, Makki sera l’un des émirs de la sortie de toute l’armée pour rejoindre Tijjani en février 1864, ainsi que les escarmouches qui s’ensuivirent. Son frère Hadi [v.1844-1864] devait mourir dans ces combats avant d’atteindre les falaises et El Hadj Omar, avec ses fils et disciples, devait mener leur dernier baroud au sommet de la falaise. C’est là qu’une explosion survint et entraina la « disparition » de Cheikh Oumar, de ses fils, et d’une partie de ses disciples.
Dans l’après-midi, le cheikh envoya son fils adoptif prendre de mes nouvelles. C’était un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, nommé Ahmadou, fils d’Ahmadou Mackiou, un des frères de Tidiani. A la mort de Mackiou, arrivée en 1872 [plutôt en 1862], Tidiani, qui n’avait que des filles, adopta son neveu.
Un air dédié à Alfa Makki nous est parvenu, célébrant sa générosité et sa grandeur d’esprit. Ici c’est interprété par Safi Diabaté. Cet air, comme « Taara » célébrant El Hadj Omar, furent développés dans la cour du sultan de Ségou, Ahmadou Tall.
Pour aller plus loin
Henri Gaden. « La vie d’al Hajj Oumar »: qacida de Muhammad Aliyou Thiam. (Ernest Leroux)
Caron, Edmond (1857-1917). De Saint-Louis au port de Tombouktou : voyage d’une canonnière française ; suivi d’un « Vocabulaire sonraï » /1891.
David Robinson et John Hanson. 1990. « After the Jihad: the Reign of Ahmad al-Kabir in Western Sudan »
Abdoul Aziz Diallo. Histoire du Sahel occidental du Mali 1850-1960: Les trois briques de l’édifice [El Hadj Omar, Ahmadou Lamdioulbé et les Français], Éditions La Sahélienne.
Koli Tengella (aussi orthographié Koli Teŋella) est un leader peul et un personnage mythique de l’histoire du Fouta Tooro, père de la dynastie deeniyanke et des satigi qui régneront deux siècles sur la moyenne vallée du Sénégal et au-delà. Bien qu’il soit connu de tous, il est difficile de séparer fables et faits historiques à son sujet. Son origine se confronte à différentes théories dont certaines sont rejetées aujourd’hui. Koli est présenté dans les traditions orales du Fouta Tooro comme le fils biologique de Sunjata Keita, fondateur mythique de l’empire du Mandé, son père Tenguella ne serait donc que son père nourricier. Sire Abbas Soh dans chroniques du Fouta sénégalais rapporte : “Ensuite arriva Koli, fils du roi du Manden Sundyata fils de Mohammadu fils de Kinana, d’origine himyarite, sa mère était Futa-Gay fille de Sigani Makam. Son ancêtre Kinana le Himyarite était parti de l’Orient et venu dans le pays du Manden, accompagné de vingt mille guerriers {…} se rendit maître du pays en question et y régna pendant quarante ans.” Ces affirmations sont cependant réfutées par des ouvrages tels que le Tarikh el-Fettach et le Tarikh al-Sudan et également des généalogiens comme Cheikh Moussa Kamara qui retrace les origines de Koli au sein de la fraction peule des Yaalalɓe, sous groupe des Uruurɓe (dont le yettoode est “Bah”) vivant à l’époque précédent la conquête du Fuuta par Koli dans le Jaara/Kingi (ouest du Mali actuel). Tout laisse à croire que les Deeniyankooɓe ont façonné de toutes pièces cette généalogie pour le prestige de Sunjata dans la région. Si l’on en croit les dates, Koli ne peut pas être le fils de Sunjata car plus de 2 siècles les séparent. Il est également mention d’une ascendance remontant à Bilal b. Rabah, compagnon abyssin du Prophète (psl) enterré à Damas dans le Levant, encore une fois c’est une invention généalogique imputée à Sunjata par les griots mandingues que Cheikh Moussa Kamara réfute et qui n’a aucune base historique. Oumar Kane déclare :”Il trouve absurde de faire de Koli le fils de Sunjata Keyta, car il y a au moins deux siècles et demi entre les deux personnages. Si son père était mandingue, ce serait chez les Malinke qu’il chercherait refuge en cas de difficultés. Il semble au contraire que Tenguella a combattu les Malinke et a été combattu par eux, parce que le royaume jaalaalo, en s’étendant vers le sud, s’est constitué à leur dépens. Koli, fils ainé de Tenguella, a reçu la mission de conquérir et d’organiser ce que Arcin (1911) appelle la confédération wassulunke. Koli est bien le fils de Tenguella, même si sa mère est paddo, c’est-à-dire non peule, donc wolof, soose, ou malinke. Même si sa mère n’est pas malinke, Koli avait fait ses premières armes en milieu malinke ; il a gouverné les Malinke du Bajar, du Kade et du Ngabu. En d’autres termes, Koli, fils de Tenguella, est un Jaalalo, comme le confirment l’Anonyme de 1600 ou Tarikh es-Sudan. Koli est donc le second roi des Fulos Galalhos ou Gagos, c’est-à-dire des Fulbe Yaalalbe”. Cheikh Moussa Kamara dans son Zuhur al-basatin en se basant sur tarikh al-Sudan s’exprime en ces termes au sujet de la généalogie des deeniyankooɓe :”Tenguella Gedal, le père de Koli, avait un frère qui s’appelait Maaliga Gedal, ancêtre des Yalalbe. Il était le père de Mori Maaliga qu’on appelait Mooli Maaliga, d’Aali Maaliga, de Sammba Maaliga, de Fodé Maaliga, de Pateeri Maaliga, de Debe Maaliga et de Cerno Maaliga. “…”Quand il dit dans Tarikh al-Sudan “Tenguella est le Silatigi des Yaalalbe et Niima Silatigi celui des Uururbe, etc.” cela montre que ce sont des Fullani (Peuls) d’origine et pas autre chose car ces clans, les Yaalalbe, les Uruurbe, les Feroobe et les Worlabe sont des clans peuls pour nous, et que Silatigi est le titre du chef de l’armée des Fullani nomades (badawiyyun) et pilleurs de bétails.”
Cet extrait nous montre bien la parenté entre Yaalalɓe et Deeniyankooɓe qui sont tous deux issus de la grande fraction des Uruurbe. La parenté entre Yaalalɓe et Deeniyankooɓe serait d’autant plus confortée par le fait que les deux revendiquent descendre du même ancêtre, Geɗal Deeny, père de Tenguella (père de Koli) et de Maaliga Geɗal. Les Deniyankooɓe seraient donc uniquement des Yaalalɓe ayant conservé le pouvoir politique pendant quasiment 250 ans. On dit que c’est lors du séjour à Deeni que cette fraction des Yaalalɓe prirent le nom de Deeniyankooɓe, une autre version lie tout simplement le nom Deeniyanke à Deeny, père de Geɗal. Les traditions sont nombreuses et se contredisent, mais les deux permettent d’affirmer sans nul doute que les Deeniyankooɓe et les Yaalalɓe sont liés par la parenté. Encore dans son Zuhur Cheikh Moussa Kamara rajoute : “Le patronyme des hommes adultes parmi les descendants de Sunjata est KEITA qui veut dire “celui qui a hérité” ou “celui qui a pris l’héritage”, c’est-à-dire “o ɓami ndonu” dans notre langue (pulaar). On dit aussi que Keita veut aussi dire le lion; et Allah est plus savant. Quant à celui des jeunes garçons, c’est Konaate qui veut dire aussi le lion ou Keita pour les chefs parmi eux plus particulièrement. {…} Quant à ceux qui sont au Fouta (les Deeniyanke) leur patronyme est BAH uniquement. Le Tarikh al-Sudan et le Tarikh al-Fettach ont démenti la prétention des Deniyankoobe à descendre de Sunjata et ont confirmé qu’il sont seulement des Peuls mais qu’ils aiment beaucoup se rattacher à Sunjata et un peu moins aux autres souverains.”
Fergo (exil) de Koli
Comme évoqué précédemment, Tenguella est le père biologique et nourricier de Koli et son histoire est intimement liée à leur relation de parenté, ils sont même souvent à tort confondus dans les récits. Traditionalistes et écrivains coloniaux ont tous deux évoqué la migration (fergo) de Tenguella et Koli et de leurs contingents. Selon Siré Abbas Soh auteur de chroniques du Fouta sénégalais Koli et son père aurait tout deux migrés ensemble et se seraient séparé à la confluence du Falémé, l’un allant vers le Fouta Tooro et l’autre vers le Kingi, ils auraient tout deux émigré depuis le Mandé selon cette même version. La version d’Arcin nous donne un peu plus de détails sur cette supposée migration de Koli, cette fois seul : “ce fut un fils de Teŋella Yaye qui paraît être venu de l’ouest du Wassolou qui sut grouper toutes les énergies mises en mouvement. Koli Tenŋella ou Tengrella était de cette famille des Bâ qui dominait au Ouassolou comme les Sankhare (Barry) vers le Fouta Dialo actuel et les Dialo dans le Nord.” Ici Koli est le seul à avoir migré depuis l’ouest du Ouassolou, donc la région occidentale du Mali actuel, Arcin ajoute plus loin : “Les Ouassoulounke étaient appelés par leurs frères de l’ouest, et c’est ce qui explique la marche de leur invasion. Koli Tenelé avait réussi à acquérir une solide armée à laquelle il a joint des auxilliaires pris parmi les primitifs du sud et notamment les Koniagui et Bassari…Il s’avança vers le Fouladou mais n’entre pas dans le Manding. Soutenu par tous les Soso de l’est répandus dans les vallées du Tinkisso et du Bafing, il entre dans le massif montagneux du Fouta-Dialo et s’établit à l’ouest dans le Kébou où il fonda sa capitale Gueme Sanga {…} il organisait un vaste royaume sur le plateau de Labé, soumettant les Baga et les Landouma ou s’alliant avec eux.”
Les détails donnés par Arcin nous indiquent une migration progressive de Koli depuis son lieu de départ, c’est-à-dire tantôt le Mande, tantôt le Ouassolou occidental vers le Fouta Djallon actuel passant par le Fouladou. Ce sont les traditions orales du Fouta Djallon qui évoquent cette migration et le passage de Koli dans la région, on affirme même que son tâtâ (forteresse) est encore présente dans la préfecture de Télimélé (Guinée).
Dans Les mémoires de Maalaŋ Galisa sur le royaume confédéré du Kaabu, il est dit au sujet de ces migrations peules : “Le premier grand mouvement peul daté selon les sources portugaises, est celui de Dulo Demba vers 1460. Venant du Sahel il aurait traversé le ‘passo dos Fulos’ sur le fleuve Gambie d’où il aurait atteint le pays biafada de Kinara et le fleuve Korubal. Dans l’ensemble, les mouvements de Teŋella et de son fils Koli Teŋella couvrent toute la région du Haut Sénégal, du Fuuta Tooro, du Bajar, du Tenda, du Ñaani et Wulli au nord du fleuve Gambie, du Kaabu jusqu’au Fuuta Jallon. Geme Sangan, sur le plateau du Labé, vers Télimélé, aurait été un point stratégique entre 1460 et 1474.”
Dans Figures peules, Sylvie Fanchette dit également à ce sujet : “A la fin du XVe siècle, des Peuls entrèrent en grand nombre dans les provinces septentrionales du Gabou et au Fouta Djallon où Koli Tenguella essaya de créer un royaume avec pour capitale Guémé Sangan, à la lisière du plateau. Au début du XVIe siècle, il traversa le Gabou pour conquérir de nouveaux espaces dans la région du Fouta Toro.”
Ces Fulɓe qui ont suivi Koli sont probablement à l’origine des premiers peuplement peuls du Fouta Djallon et ce que les Fulɓe islamisés nommeront plus tard les pulli. Tenguella, son père, est mentionné dans d’autres récits évoquant le Kingi comme lieu où il fut tué par l’empire Songhay pour s’être rebellé contre Gao. Le Tarikh el-fettach évoque cet épisode : “C’est en 918 (19mars 1512-8 mars 1513) que fut tué l’imposteur, c’est-à-dire Tenguella, qui prétendait être prophète et envoyé de Dieu (la malédiction divine soit sur lui!). C’est le kanfari (kurmina fari : gouverneur militaire de province et frère de l’askia Mohammed) Amar-Komdiago qui le tua, sans que l’askia lui eu eut donné l’ordre et sans que ce prince en ait eu connaissance, partant de Tendirma, Amar marcha contre Tenguella et Dieu lui accorda la victoire : étant donné que son adversaire avait des troupes plus nombreuses {…} le kanfari Amar ne put arriver à le vaincre que grâce à la protection divine. {…} Ce Tenguella était chef du Fouta appelé Fouta-Kingi, c’était un prince puissant, valeureux, brave, doué d’énergie et enclin à la révolte. Ayant quitté le royaume du Fouta, il était venu au Kingui, s’y était installé et s’y était fait proclamer roi.” Il est utile de préciser ici que bien que l’auteur affirme que Tenguella se déclarait prophète, il n’y a en réalité que très peu de chance que ce soit vrai. Il est dit que Tenguella aurait lui-même provoqué l’émigration de différents Fulɓe vers le Songhay et le Xaañaga. L’évocation du nom Fouta comme d’un royaume différent du Kingi, quant à elle, est quelque peu troublante et laisse planer le flou sur l’origine de Tenguella. Cheikh Moussa Kamara dans son Zuhur en commentant ce passage expliquera que le nom Fouta était donné pour toute région abritant des Fulɓe. Il est donc possible que Tenguella soit parti d’un lieu différent du Fouta Tooro actuel qui sera conquis par son fils pour s’installer dans le Kingi et démarrer sa révolte. Est-ce donc la mort de Tenguella qui a poussé Koli à l’exil? Encore une fois l’histoire nous donne peu de détails sur cela. On est certains en tout cas que Koli a migré avec d’autres fractions peules en nombre relativement important dont ses propres cousins Yaalalɓe, Cheikh Moussa Kamara nous informe dans son Zuhur al-Basatin :
“Parmi les fils de rois qui avaient migré avec Koli, il y avait Niima, Mori Maaliga, Aali Maaliga et Sama Maaliga, fils de Maaliga Gedal et parents de Koli, puisqu’il était le fils de Tenguella Gedal. Et Allah le Très-Haut est le plus savant. Avaient émigré aussi avec eux Jey Bolaaro “bolaaro” est le singulier de Wolarbe, Jey Jaalo Gaynaako Dimaadi (le berger de pur-sangs), Albagha ou Alfagha ou Aali Baka et enfin Soriyaa. Avait aussi émigré avec lui, Malal Sewdu chef des Mahinaabe dont l’origine est peut-être Makha KAMARA. Avait aussi émigré avec lui ‘Abbas Jambel chef des Soowonaabe. Plusieurs Fullani avaient aussi émigré avec lui mais je ne sais pas ce qu’étaient devenus la plupart d’entre eux. Ils avaient habité au Bajar pendant un certain temps, puis ils étaient partis au Fuuta (Tooro). Koli tua les rois de ces pays et s’empara de leurs royaumes.”
L’importance du commerce de l’or dans la région est aussi à lier avec la présence des Portugais qui bénéficient eux aussi de ce commerce qui traitaient notamment avec ce qu’il restait du Mande et de ses vassaux. Si l’on sait que Tenguella s’est attaqué au Mande entre 1481 et 1495, ce qui a provoqué l’intervention du roi du Portugal Dom Joao II. Il est également possible d’affirmer que les différentes conquêtes orchestrées par Koli ont également dérangé les Portugais dans le commerce de l’or avec les royaumes vassaux du Mandé et le Songhay. Oumar Kane émettre comme hypothèse à propos du mande mansa : “Il a, selon toute vraisemblance, en accord avec le Songhay et les Portugais, décidé de chasser Koli qui constitue un réel danger pour la sécurité des relations commerciales et des routes de l’or.”
“Il mène une guerre incendiaire contre les Malinke et les Songhay. Il inquiète par ses activités les Portugais. Évidemment ces derniers poussent leurs clients à la résistance contre Tenguella. Il y a donc conjugaison d’efforts des Songhay, des Malinke et des Portugais pour faire chuter l’impérialisme des Fulɓe Yaalalɓe.”
Il soutient également la thèse qui affirme que les migrations de Koli et la dispersion des Yaalalɓe sont une conséquence des guerres de son père Tenguella contre le Mandé et le Songhay. Les évènements de 1481-1495 rapportés dans les sources portugaises par Joao de Barros concernent donc uniquement Tenguella. Selon cet historien.
Du Bajar au Fouta
Koli Tenguella dans les récits est décrit comme un chef tribal, allié des Fulɓe de ces pays et conquérant les royaumes de la sous-région lors de ses migrations. Il aurait donc quitté son lieu d’origine avec ses parents Yaalalɓe à la mort de son père. Ce qui a réellement motivé Koli Tenguella dans ses conquêtes reste incertain mais il n’est pas insensé de supposer qu’il fut également animé par une certain “nationalisme” avant l’heure, combattant pour la liberté des Fulɓe dans les différents royaumes où ils étaient assujettis. C’est en tout cas ce que rapportent les traditions orales recueillies par Arcin qui affirme que Koli n’a fait que répondre “à l’appel de ses frères opprimés et persécutés.” Oumar Kane rapporte les versions des écrivains coloniaux tels que Arcin, Tauxier et Delafosse dans la première hégémonie peule et s’exprime en ces termes : “Après avoir vaincu la confédération Sereer-Jola, Koli se prépara à attaquer les royaumes du nord, appelé par ses frères qui vivaient en nomades dans tout le Bas-Sénégal, ou qui avaient formé des États tels que celui du Khasso, soumis à la tyrannie des empires malinké ou songhoy…”.
“Il attaqua les Soose (Mandingues) qui dominaient les Fulɓe du Bundu et du Damnga. Les Wolof sont soumis ou refoulés à l’ouest, et les Fulɓe du Ferlo (Sénégal central) sont affranchis de leur tutelle. Tout se passe comme si Koli mène une guerre de libération de la nation pullo où qu’elle se trouve. Il est possible que Koli ait été guidé par un certain nationalisme, ce qui était incontestablement le cas pour son père. Sa guerre contre les Songhay, le Mali (Mandé) et les principautés mandingues de la Gambie a revêtu un caractère politique, mais aussi économique, visant à contrôler les routes de l’or tout en libérant les Fulɓe de la tutelle des tyrans. Mais il n’est pas sûr que Koli ait toujours été appelé, car dans le Fuuta, il a combattu des Fulɓe.”
Il continue ensuite : “Dans ses conquêtes, Koli a toujours pris le soin d’associer des minorités non fulɓe, Koniagui et Basari, Soso de l’est, Tenda et Sadioko malinke, Baga et Landuma, Sereer et Joola, après sa victoire sur leur confédération. Cette conciliation vis-à-vis des populations conquises semble rejoindre les traditions du Fuuta Tooro d’après lesquelles Koli épousait toujours les filles ou les veuves de ses victimes. Cette conciliation vis-à-vis des populations non-conquises rend moins lourde la domination des Fulɓe, et fait participer effectivement au pouvoir les vaincus par l’intermédiaire de leur enrôlement dans l’armée.”
La politique de Koli à ce moment installé dans le Bajar se basait sur la conquête et l’alliance avec les populations locales, par le mariage et l’enrôlement dans les forces armées. On sait que ces auxiliaires Bassari et Koniagui rejoindront en nombre l’armée de Koli, seront nommés par la suite les ‘Seɓɓe Koliyaaɓe” et seront décisifs dans la conquête du Fouta Tooro lors de la migration vers le nord. Les raisons des conquêtes de Koli semblent elles être aussi bien politiques, ethniques qu’économiques. Il est vrai que tous les pays supposément conquis par Koli et ses armées (Ngabu, Firdu, Wuli, Ñaani, Jolof, Ɓunndu) contenaient de grandes minorités de Fulɓe mais il est semble que la tradition a parfois exagéré l’importance de certaines de ces conquêtes. Le royaume Bajar (région frontalière entre l’actuel Sénégal et l’actuel Guinée) ainsi formé et dirigé par Koli était à ce moment situé sur une route commerciale reliant le Fouta Djallon (précisons ici que le plateau du Fouta Djallon ne sera conquis qu’au 18e siècle par les Fulɓe, nous utilisons ce terme pour indiquer une zone géographique uniquement) au Fouta Tooro comme le souligne Gilbert Vieillard. Les Fulɓe du Bajar seraient les intermédiaires entre les Fulɓe du Fouta Djallon et du Fouta Tooro.
Le Bajar est décrit comme “une vaste plaine sablonneuse, avec des roniers bordant les rivières. On y cultive le riz, le sorgho et le mil.” On dit aussi que le riz flotté (maaro) du Fouta Tooro aurait été introduit par les Fulɓe du Bajar. La présence de Koli au Bajar est sans nul doute véridique, confortée par les traditions orales et les écrits de Sire Abbas Soh, qui, suivant la tradition du Fouta Tooro dira :”qu’il habitait un pays appelé Badyar et que, partant de là, il se rendit au Nyaani, y fit la guerre au roi de ce pays nommé Sammbo-Dabbel et le tua. Reprenant ainsi sa route il se rendit à Badon-Tyolli puis traversa la rivière de Keve, passa par Beli-Badon et par le Nyokolo-Koba, traversa la rivière de Farako, passa par Wutufere-Lengedye puis par Hoore-Mawba puis par Galo, puis par la mare de Nomi, puis par Bulel, puis par Tyipi, puis par Sututa, puis par Kaparta, puis par Kusan-Tunke, puis par le village de Gambi, puis par Kodde-Koli, qui fut appelé ainsi parce qu’il y avait renversé ses provisions de route, chose qui se dit ainsi dans la langue des étrangers (al ‘ajamiyyun parlant toute langue africaine non-arabe), ce dernier endroit se trouve entre Gambi et Nammarde. C’est la que Tenguella fils de Gedal son père nourricier (ici il reprend la version fuutaanke qui dit que Tenguella n’est pas le père biologique de Koli), passa au bord du fleuve pour aller résider à l’est de Nyoro en une localité appelée Dyara.”
Koli Tenguella entreprit la conquête du Ñaani et du Ñammandiru en quittant le Bajar. Il combattu le chef des Fadduɓe du Nyaani Sammba Daɓɓel comme cité plus haut et le tua. L’historien Yero Booli Diao rapporte également que Koli tua le berlab Weli Mberu Mbake Teedyek et “que son peuple se dispersa en direction du Jolof, du Siin et du Saalum”. On voit ici que la supposée conquête d’une confédération sereer-joola concernait plutôt le Nammandiru où cohabitaient Sereer, Soose (Mandingues) et Fulɓe. On comprend ici que les migrations de Koli se sont faites du sud vers le nord, du Fouta Djallon au Bajar, en traversant la Sénégambie, bouleversant l’équilibre géopolitique préexistant et conquérant les entités politiques environnantes.
Des migrations similaires ont eu lieu, des contemporains de Koli comme l’arɗo mbaal du Ferlo Sammba Moɗam, qui selon les traditions orales et les propos reccueillis auprès de Ali Ba, bammbaaɗo (griot-guitariste) des Fulɓe Mbaal aurait également migré vers le nord d’où il rapporta ensuite des échantillons de toutes les cultures du pays (mil, maïs, haricots, pastèques, patates, coton etc.). On retrouve des traditions similaires dans l’histoire de Jambel Ali qui aurait découvert “une terre bénie (le Fouta) qui ignore la faim et la soif grâce à ses plantureuses récoltes, grâce à son fleuve aux eaux fécondes et poissonneuses, une terre propice à l’élevage grâce à ses riches pâturages.”
On peut toutefois se demander ce qui a poussé Koli à quitter le Bajar, à ce moment où son pouvoir était stable et accepté de tous. Était-il menacé par ses voisins? Ou la situation économique était-elle devenue préoccupante au point de devoir migrer? C’est ce qu’affirme une tradition recueillie par Steff :”Koli Tenguella, roi de Badiara, guerrier par essence fatigué de vivre dans un pays où personne ne lui cherchait querelle et où les terrains devenus vieux produisaient mal, après avoir exercé vigoureusement ses guerriers, se décida à quitter son royaume pour en chercher un plus prospère.”
La situation particulière du Fouta Tooro, situé en pleine vallée du fleuve Sénégal a attiré les convoitise de plus d’un et surtout des Fulɓe vivant dans le Jeeri à ce moment complètement frappée par la sécheresse. Encore selon Steff, c’est lors de son passage dans le Jolof que Koli découvre les richesses du Fouta. La migration de Koli du Bajar vers le Fouta semble donc principalement motivée par des raisons économiques et la recherche d’un avenir plus prospère pour lui et ses administrés. La conquête du Fouta Tooro se déroula en plusieurs étapes, il est important pour le comprendre de mentionner l’itinéraire emprunté par celui-ci, mais également l’état des lieux politique de la moyenne vallée du Fleuve à ce moment précis.
Conquête du Fouta Tooro
L’extension du Jolof aurait poussé à l’exil des fractions fulɓe telles que les Uruurɓe, les Wolarɓe, et les Yaalalɓe. La colonne de Dulo Demmba dirigée vers le sud-est finit exterminée dans la Guinee-Bissau actuelle. Dans son sillage et sans doute tirant les leçons de son échec, un autre fergo dirigé par Teŋella Geɗal se consolide dans le sud de la Sénégambie avant de marcher vers le nord-est, et de fonder l’état éphémère du Fouta Kingi dans le Jaara vers 1464-1470. Cette version semble plus juste et contredit la version de Sire Abbas Soh et d’autres écrivains qui font se séparer Koli et Tenguella au Falémé. Il est plus logique d’affirmer que Koli a migré suite à la désintégration du Kingi et la mort de son père. Le Jolof étant donc l’une des puissances en place dans la vallée du fleuve, Koli Tenguella dut se heurter au pouvoir des farba et des seɓɓe (guerriers), percepteurs des impôts depuis la suzeraineté du buurba Djolof sur le Fuuta occidental. Il a dû également affronter les pouvoirs fulɓe locaux, ainsi que les faren Jawara du Kingi qui régnaient sur les provinces orientales du Fouta (Damnga). Les itinéraires associés à la conquête progressive du Fouta sont nombreux et ils seraient long de tous les évoquer ici, selon Steff reprenant ici les traditions du Fouta Tooro : “Tour à tour sont battus les rois du Saluum, du Baawol; du Kajoor et du Jolof. Après la défaite de ce dernier, Koli et ses troupes s’enfoncent dans la vallée du Pute pour aboutir dans le waalo de Joŋto, en plein Booseya (Fouta central) soumis après la défaite de son principal chef farmbaal; le Ngeenar subit le même sort après la défaite du farba Jowol, suivi du Law après la défaite du farba Waalalde, et enfin se soumet le Tooro (Fouta occidental) d’Ali Eli Bana et la confédération des Jaawɓe (clan pullo) du Tagant après la mort d’Arɗo Yero Diide. Le Fuuta une fois conquis et organisé, Koli ayant une nouvelle base part à la conquête de l’est, du Kingi probablement. Il meurt à Lambedu.”
Il est dit que c’est seulement en 1529-32 que Koli Tenguella soumis entièrement le Fouta, fruit de longues batailles entre les farba soumis au Jolof, les faren jawaranke et les pouvoirs fulɓe indépendants (jaawɓe de Girmi, Laam Tooro Geɗe). La conquête fut longue et les résistances nombreuses, les notables pour beaucoup ne voulaient pas se soumettre à Koli malgré ses impressionnantes forces selon la tradition orale (9999 hommes dont 3333 archers dit-on) composées de Fulbe et d’auxiliaires (Seɓɓe Koliyaaɓe) aguerris par des années de combat partant du Bajar et dans le reste de la Sénégambie. Selon Oumar Kane, pour la conquête Koli utilisa massivement des auxiliaires venus du sud, recrutés parmi les Koniagui, les Bassari, les Tenda, les Baga, les Landouma et les Sadioko malinke lors de son passage au Fouta Djallon et dans le Bajar. Tauxier affirme qu’il y avait également des contingents sereer. Koli s’attaqua au Damga (Fouta oriental) et le Bunndu et y combattit les faren dépendants du royaume Jawara.
Selon les sources traditionnelles, Il tua à Wawnde le faren Mahmuudu Dama Ngille et son frère Samba. Il combattit le faren Ndumaan-Fegge à Fajar, le faren Coŋollo à Foora, Dibeeri et Jaaye Dibeeri à Nabbaaji, et le faren de Daaru à Bokkijawe. Les différents faren vaincus par Koli et son armée, ce qui restait des troupes soninké se replièrent vers l’est, le Bunndu et le Bambuk.
Selon Sire Abbas Soh dit: “Quant à Koli, il poursuivit sa route par Gurel-Hayre, Dyekulani, Gawde-Bofe et Fadyar, où il tua le faren ainsi que le fils de celui-ci, Ndumman-Fege. Puis il fit halte à Foora, et y tua Tyongolo et son fils Dyadye-Tyongolo. Ensuite il fit halte à Nabbaaji et tua un roi appelé Dibeeri ainsi que son fils Dyadye Dibeeri {…} ensuite il fit halte auprès de Daaru chez le Daaru-faren en village appelé depuis Bokkijawe et y tua un kokkoren-faren surnommé “le premier”. Ensuite il fit halte à Anyam-Godo, où il tua un faren qui avait le pas sur les deux tués déjà dont mention vient d’être faite en cet écrit. Ce village d’Anyam-Godo et celui qui le remplaça était alors le séjour d’une tribu appelée Wodaabe. Il y résida vingt-sept ans environ. Au cours de cette période il tua le faren Mahmuudu fils de Dama-Ngille fils de Mori fils de Musa fils de Mumin Ta’im fils de Da’im. Koli tua aussi son frère Dyambere fils de Dama-Ngille. Il le tua grâce à l’arc de Niima, fils de Tenguella, fils de Gedal…”.
Dans le Ngeenar, il est dit que Koli affrontit les farba vassaux du Jolof, il tua le farba Erem, le farba Njum et bummuy Hoorefoonde. Il affrontit également les Jaawɓe à Njorol près de Demmbankani (Sénégal oriental). Continuant vers l’ouest, Koli s’attaqua au Booseya dans le Fouta central et attaqua le farmbaal Mbenyi Legetin à Haayre Mbaal en soudoyant son frère Kerkumbel, il blessa le farmbaal mortellement d’un flèche empoisonnée. Kerkumbel persuada ensuite les guerriers du Booseya de déposer les armes et le Booseya fut soumis à Koli. On voit dans cet épisode que Koli savait user des luttes intestines et des divisions internes entre les notables locaux à son avantage. Le Ngeenar et le Booseya une fois soumis, Koli se dirigea vers le Laaw plus à l’ouest, il vainquit le fameux farba Waalalde Weynde Jeng et Ali Eli Bana du Tooro (Fouta occidental). Koli et ses koliyaaɓe vainquirent les troupes du farba et le tuèrent; son armée préférant la mort à l’humiliation préféra mourir également. L’armée de Koli perdit énormément d’hommes lors de la conquête du Tooro d’Ali Eli Bana, il y eut plusieurs batailles dont beaucoup furent repoussée par le Laamtooro Geɗe. Koli proposa alors des pourparlers et esssaya de soudoyer le Laamtooro comme il le fit avec le farmbaal, le Laamtooro refusa catégorique. Koli assassina le Laamtooro dit mois plus tard et annexa le Tooro, il épousa par la même occasion la fille du laamtooro Faayol Ali Eli Bana dont il eut deux filles : Lalla Faayol et Sira Faayol. Ce ne fut qu’à la mort du laamtooro Ali Eli Bana qu’il devint maitre du Fouta. Il décida ensuite de s’attaquer au Laam termes qui gouvernait les Fulɓe Jaawɓe qui était replié dans le Tagant (Mauritanie centrale), il parti pour Lacci-Weendu (Ksar el-barka), la capitale de l’arɗo Yero Diide. Il s’attaqua aux troupes de l’arɗo et perdit un nombre important de soldats. Koli réussit à soudoyer l’épouse d’Arɗo Yero, Mali Demmba Mali et à la séduire en lui donnant une somme importante d’or. C’est ainsi qu’elle trahit son mari et le fit tuer par certains de ses hommes. La tradition rapporte qu’après la mort d’Arɗo Yero, Koli fit décapiter la tête de Mali Demmba Mali, “une mauvaise femme qui ne peut être qu’une mauvaise épouse.” Oumar Kane dit à propos de cet épisode :”la défaite des Jaawɓe, qui étaient les maîtres de la partie orientale du pays sur les deux rives, met fin à la pacification du Fuuta Tooro. Koli fait alors de la plaine de Fori (Gorgol, actuel Mauritanie) le centre de son pouvoir dont dépendent les chefs qu’il a nommé à la tête des différentes provinces.”
Il est difficile d’évaluer avec exactitude la durée des guerres de Koli, il aurait passé sept ans de 1512 à 1519 à soumettre le Nyaani, le Wuli, les Sereer et les Joola, à combattre le Baawol, le Kajoor et le Jolof. Il aurait ensuite pénétré le Fouta à partir de 1519-1520, heurté à de nombreuses résistances des faren, des farba, des Arɓe (sing. Ardo) et du Laamtooro la conquête se serait terminée entre 1529 et 1532, toujours selon Oumar Kane. Les sources portugaises de Barros, Alvares d’Almade, Donelha et Lemos Coelho font elles références à un nombre important d’individus accompagnant Koli, aussi bien combattants que non-combattants. Ils notent également l’importance des archers qui constituaient le gros des armés. Beaucoup d’entre eux étaient montés sur de bœufs porteurs (coweeji), ce qui n’est pas étranger à la région, le Songhay de l’askia Ishaq II quelques décennies plus tard affrontera de la même manière les canons marocains à Tondibi. On dit que ce n’est qu’après la conquête du Fouta Tooro que Koli put acquérir des chevaux en grand nombre. Le butin pris sur l’Arɗo Jaawɓe s’élèverait à 40447 chevaux de race (ɗimaaɗi). L’élevage des chevaux, bien qu’attesté bien avant les conquêtes de Koli (Sunjata aurait lui-même acquis des chevaux lors d’une mission chez le “Jolofin Mansa) se serait grandement développé par la suite. Alvares d’Almada affirme : “Le Grand Fulo, roi des Fulos, a une importante cavalerie, et sur ses terres, il y a beaucoup de chevaux. Les Jalofos, Barbacins [Sereres], les Mandingues, ceux de l’intérieur comme ceux des côtés viennent s’approvisionner chez lui. Par suite du grand nombre de chevaux qu’il détient, le Grand Fulo ne reste jamais plus de trois jours dans un même endroit. Il se déplace continuellement dans son royaume, à la recherche d’herbe et d’eau si rares dans son pays et celui des Jalofos.” On remarque dans cet extrait l’aspect nomade de la gouvernance du Fouta sous Koli Tengella, se déplaçant à la recherche des pâturages, ce qui explique la multiplicité des capitales. L’importance du cheval ici n’est pas sans rappeler le vieil adage fuutaanke disant que les Yaalalɓe et Deeniyankooɓe sont passés d’aynaaɓe na’i (bergers de vaches) à aynaabe ɗimaaɗi (bergers de chevaux). La conquête militaire du Fouta n’aurait également pas eu lieu sans l’appui de l’aristocratie guerrière des Saybooɓe (sing. Cayboowo), chefs de guerres et conseillers à a la cours, les Sayboobe sont une confédération de clans (leƴƴi) Fulɓe, les Woɗaaɓe de Sawaadi Jaaƴe Sadiga qui portent le yettoode SOH, les Saybooɓe Niima et Saybooɓe Sawa Donde qui ont pour yettoode BAH, et les Saybooɓe Jalluɓe qui ont pour patronyme JALLO. À l’origine de ces Saybooɓe il y aurait sept commandants de l’armée de Koli Tenguella (Ali Baga, Gata Kummba, Kata Waali, Niima, Jey Jaalo Gaynaako, Yero Jeeri Jibril, Abdullah Haby), rappelons-nous que certains de ces noms ont été cités tantôt quand on évoquait le premier exil de Koli. Ses cousins Yaalalɓe dont Mooli Maaliga, Aali Maaliga et Sammba Maaliga ont également joué un rôle décisif, les Yaalalbe seront dit-on les percepteurs d’impôts dans les royaumes vassaux à l’apogée de l’empire deeniyanke.
Le Fouta et le royaume deeniyanke
Ayant achevé la conquête du Fouta et d’une grande partie de la Sénégambie et ses alentours, Koli Tenguella installa sa dynastie, les Deeniyankooɓe. Le roi portait le titres de satigi, emprunt mandingue du terme silaa tigi (maître de la voie). Le modèle de succession exclusivement patrilinéaire se basait sur un droit d’aînesse parmi les fils du satigi. Le roi en devenir portait le titre de kamalenku (prince héritier). Les conquêtes de Koli refaconnerent l’équilibre politique de la sous-région, de nombreux royaumes furent soumis à l’autorité du satigi, ce qui fit de ce nouvel empire un empire multinational. Selon Arcin l’empire deniyanke s’étendait “du Haut Niger au Bas Sénégal”.
On dit que 18 royaumes auraient été vassaux du satigi à l’apogée de l’empire, dont le Jolof, le Waalo et le Kajoor, dont les rois étaient investis par le satigi auquel ils donnaient en tribut esclaves et chevaux. Oumar Kane dit:
”Ainsi tous les Etats wolofs de la Sénégambie étaient dépendants du satigi du Fuuta, en particulier le Jolof, le Waalo et le Kajoor. La dépendance plus nominale et formelle que réelle était matérialisée par le fait que le roi devait être investi par Sawa Laamu. L’investiture consistait en la collation d’un bandeau, sorte de diadème en étoffe blanche qu’on enroulait autour d’un bonnet conique, généralement rouge. Il recevait à cette occasion un tribut en chevaux et en esclaves; l’autorité des satigi s’étendait à la rive droite (actuelle Mauritanie) et le kamalenku ou l’héritier présomptif avait la charge d’administrer les populations de la rive droite, y compris les Maures. Al-Yadali, dans son Chiam-az-Zaouia, parle de l’oppression des ‘Oulad Tenkella’ sur les tribus maraboutiques de Mauritanie. Cela en explique en partie le mouvement de Nasr el-Din, qui est en quelque sorte un mouvement d’émancipation des Maures”.
Des populations mandingophones dans la partie sud-orientale de l’empire était également soumises à l’autorité des satigi. Cheikh Moussa Kamara dit :
“On dit qu’ils (les Deniyankooɓe) possédaient auparavant (tout le territoire) de Ndar (Saint Louis) jusqu’au Xaaso et de la montagne de l’Assaba, dans le pays des Baydan, jusqu’à la mer salée (al-bahr al malih) y compris le Nyaani, le Bunndu, le Gajaaga et d’autres entités politiques. On prétend que la raison pour laquelle les Konyaagi ne portent pas de vêtements, c’est que les percepteurs (les envoyés) des Deeniyankoobe venaient souvent chez eux et leurs prenaient tous leurs biens, y compris leurs vêtements qu’ils portaient : aussi ont-ils arrêtés de porter des vêtements et ce jusqu’à maintenant. On disait que tout le monde leur payait le tribut (al-kharaj), et Allah le Très-Haut est plus savant.”
Le royaume Deeniyanke garda son influence dans la sous-région jusqu’à la mort de Siree Sawa Laamu (r.1669-1702), l’héritage de Koli Tenguella survécut jusqu’à la révolte des tooroɓɓe qui déposa le dernier souverain deeniyanke Suley Buubu Gaysiri qui avait pris le titre d’almaami. La geste de Koli Tenguella est encore vivante, elle traverse les époques et les frontières. Les Wammbaaɓe et Maabuɓe chantent encore sa gloire d’antan, on évoque le nom de Koli dans les contes et les épopées. Il fut un exemple de bravoure, d’abnégation et de résistance pour les Fulɓe. Il réunit des populations différentes, parfois en conflit, par des alliances politiques et matrimoniales, il conquit un empire immense par sa ruse et ses armées aguerries. Il émancipa son peuple de l’oppression des entités politiques régionales. Son exil est un tournant de l’Histoire, il remodela l’ordre politique de cette partie de l’Afrique, les contemporains et traditionalistes se souviennent du Grand Pullo.
Bibliographie
La première hégémonie peule, Oumar Kane
Tarikh al-Fettach, Mahmud Kati
Zuhur al-Bastin, Cheikh Moussa Kamara
Figures peules, Roger Botte; Jean Boutrais; Jean Schimtz
Les mémoires de Maalaŋ Galisa sur le royaume confédéré du Kaabu, Cornelia Giesing; Denis Creissels
Cet article a été originellement publié le 6 octobre 2019
Tékrour, Peuls, Fouta, Toucouleurs, Haal-Pulaar, Foutankoobe. Ces termes utilisés souvent de manière interchangeable pour parler de la vallée du fleuve Sénégal et de ses habitants, désignent des choses différentes et sont l’héritage de différentes perspectives pour parler de cette région.
Tékrour était le nom de la capitale de l’État, également connu sous le même nom, qui a prospéré sur le bas fleuve Sénégal pendant autour de l’an 1000. Il est important de noter que le terme “Tekrour” nous vient des lettrés arabes; on ne sait pas par quel nom les habitants de cette ville et de royaume s’appelaient eux-mêmes. C’est à partir du nom de cette capitale que les écrivains médiévaux ont désigné le nom du royaume. Ce procédé est par ailleurs récurrent chez ces auteurs; dans les écrits d’al-Bakri, de Mahmud Kati ou d’Abderrahmane es-Saadi, Ghana [Koumbi Saleh], Gao ou Mali servent autant à désigner les royaumes en question, que les capitales où résident leurs souverains.
À partir de « Tekrour » est établi le démonyme « Tekrouri » pour désigner les habitants de ce royaume. Ce terme serait encore utilisé par les Maures et les Arabes de la rive nord du Sénégal selon Umar al-Naqar, alors que les Wolofs désignent les habitants de cette région comme “Tukulor”. Ce terme « Tukulor » a été transcrit par Ca da Mosto, le navigateur portugais sous la graphie de « Tuchusor » alors que « Tucuroes » apparait chez d’autres de ses compatriotes qui ont visité ce qui forme aujourd’hui le Sénégal. Le terme “Toucouleur” adopté par l’administration coloniale française résulte également de ce processus.
La notion de Tekrour est cependant différente au Moyen-Orient où al-Takrur, c’est-à-dire ahl al-takrur ou le Takarir, a acquis un sens générique englobant tous les habitants musulmans de l’Afrique de l’Ouest.
Pour Umar al-Naqar, l’origine du nom doit être recherchée dans la patrie des Takarir (Toucouleur) dans le Fouta Toro, où des écrivains arabes du Moyen-âge avaient parlé d’un État musulman organisé dès le XIe siècle. .Al-Bakri, écrivant dans la seconde moitié de ce siècle, donne le récit suivant :
Après Sanghana, entre l’ouest et la Qibla [au sud] se trouve la ville de Takrur [qui] est habitée par des noirs [Sūdan]. Ils étaient, comme tous les autres Soudanais, des païens vénérant Dakakir; le Dukur était leur idole, jusqu’au règne de War Jabi ibn Rabis, devenu musulman, qui y a instauré les lois de l’islam, les forçant à lui obéir et à les orner de leurs yeux. Il est décédé en l’an 432 [qui correspond à l’an 1040 du calendrier grégorien]. Aujourd’hui, les habitants de Takrur sont musulmans. Vous allez de Takrur à la ville de Silla; elle [Sila] est constituée de deux villes sur la rive du Nil [fleuve Sénégal]. Ses habitants sont aussi des musulmans, islamisés par War Diabi – Que la Miséricorde de Dieu soit sur lui. Entre Silla et la ville du Ghana [Koumbi Saleh?] se déroule une marche de 20 jours dans un pays peuplé de tribus soudanaises. Le roi de Silla attaque les mécréants qui ne sont qu’à un jour de marche de lui; ce sont les habitants de la ville de Galanbu [Galam?]. Son pays est immense, bien peuplé et à peu près égal à celui du roi du Ghana.
Il y’a très peu d’informations sur l’idole Dakakir ou Dukur. Sanghana est hypothétiquement assimilé aux royaumes du Waalo et du Kajoor par Jean-Louis Triaud. Il faut noter aussi que les géographes médiévaux arabes assimilaient au Nil, le fleuve Sénégal qui dans leur compréhension, était aussi connecté au fleuve Niger. Au-delà de Ghana qui correspond à Koumbi-Saleh [en Mauritanie actuelle], il est très difficile de localiser les différents sites mentionnés par al-Bakri. Ce qui est clair dans ce récit est qu’au début du onzième siècle, le Takrur était devenu le premier royaume avec un souverain noir musulman dans cette région.
Si l’islamisation du Sahel est souvent associée au mouvement almoravide, Umar al-Naqar tout comme Michael Gomez spécifient que l’islamisation du Tékrour précédait les chevauchées d’Abdallah ibn Yasin, de Yahya ibn Ibrahim, et d’Abu Bakr ibn Umar.
L’inspirateur du mouvement almoravide Abdallah ibn Yasin (m.1059) n’a quitté son ribat que vers 1042 (selon al-Bakri, vers 440/1048). Cela aurait pu être le résultat de guerres précédentes, la tradition du jihad au Soudan n’ayant pas été initiée par les Almoravides. Cela aurait également pu être le résultat d’un contact pacifique, ce qui irait dans le sens où Ibn Yasin, consterné par la résistance des Berbères Sanhaja à ses réformes puritaines, se serait réfugié chez les Noirs « parmi qui l’Islam était déjà apparu ».
Al-Bakri mentionne en outre la conversion du roi de Silla suite aux campagnes du roi du Tekrour War Diabi. Ce roi serait également le premier souverain noir à mener une guerre sainte. Son fils Lebi aurait été assiégé avec Yahya ibn Umar (m.1048) durant la rébellion des tribus Godala, au cours de laquelle le chef almoravide a perdu la vie. Il a pu y avoir une alliance entre Takruri et Almoravides, ce qui peut aussi expliquer la présence de 4,000 soldats noirs avec Yusuf ibn Tashfin (1040-1094) lors de la bataille d’Al-Zallaqa en Espagne en 479 / 1087.
Takrur a survécu à War Diabi, à son fils Lebi et aux chevauchées vers le nord des Almoravides . Un autre géographe médiéval, Al-Idrisi (1100 – 1165), écrivant vers le milieu du XIIe siècle, nous donne une autre perspective sur le Tekrour. Il faut noter qu’al-Idrisi ne s’est sans doute jamais rendu dans ces pays et a pu se mélanger ou exagérer ses descriptions. Ses perspectives ont également pu lui être rapportées par des voyageurs qui ont visité ces contrées. Il nous dit:
Dans cette partie [le premier climat] se trouvent les villes d’Awlil, Sila, Takrur, Dao [Walata], Baris, Maura et toutes celles-ci sont originaires de Maghzarat al-Sudan … Il y’a une étape de l’île d’Awlil à la ville de Silla. La ville de Silla est située sur la rive gauche du Nil. C’est une ville peuplée dans laquelle les Noirs se réunissent. Son commerce est rentable et son peuple chevaleresque. Cela fait partie du domaine des Takruri qui est un puissant sultan qui a des esclaves et des armées; il est ferme, patient et réputé pour sa justice. Son pays est sûr et tranquille. Sa résidence, le pays dans lequel il réside, est la ville de Takrur. C’est au sud du Nil, à environ deux jours de marche de Silla, par terre et par eau. La ville de Takrur est plus grande que Silla. Il a plus de commerce et les marchands du Maghreb lointain voyagent avec de la laine, du cuivre et des perles. Ils en sortent avec de l’or et des esclaves. Des villes de Silla et Takrur à la ville de Sijilmasa, le voyage en caravane dure 40 jours … également de l’île d’Awlil à Sijilmasa, il y’a environ 40 jours de marche. La ville de Barisa est petite et n’a pas de murs; elle est comme un village peuplé. Il est habité par des commerçants itinérants qui sont des sujets des Takruri. Au sud de Barisa se trouve le pays de Lemlem.
Les récits des géographes arabes nous fournissent un aperçu de la situation politique et économique du Tékrour au 11e siècle mais relativement peu d’informations sur les us et coutumes de ses habitants. Il nous est impossible de savoir comment ceux que leurs voisins appellent « Takrouri » se percevaient et quels étaient leurs codes de référence.
Si l’appellation « Toucouleur » est circonscrite aux habitants de la vallée du fleuve Sénégal, le terme « takrūri » peut avoir un sens plus large selon les auteurs, englobant les entités musulmanes allant du fleuve Sénégal aux rives du lac Tchad, et même au-delà. C’est ce sens plus large qui apparait par exemple dans le Tarikh el-Fettach (ou Chronique du Chercheur pour server à l’histoire des villes, des armées et des principaux personnages du Tekrour) de Mahmoud Kati.
De nos jours les habitants du « Tekrour » d’al-Bakri et d’al-Idrissi, se définissent comme « Haalpulaar » qui veut dire « ceux qui parlent le pulaar » contraction du verbe « haalde » (parler) et du nom de la langue. Ce vocable reconnait implicitement les diverses origines de ses habitants même s’ils font partie d’un même groupe socioculturel. La société Haalpulaar ayant connu en son sein des populations d’origines diverses, résultat de siècles de cohabitations et de métissage, la distinction entre deux groupes d’ascendance s’est faite naturellement par les habitants. Les Haalpulaar/en sont issus de populations autochtones de la vallée du fleuve (Wolofs, Soninkés, Serrères…) assimilées au fil du temps à la population peule tandis qu’on nommera Pullo (pl.Fulɓe) une personne d’ascendance peule. A noter que dans le Fouta le terme Pullo désigne également un berger ou un pasteur. À cet égard, tous les habitants de cette société se désignent par Haalpulaar, expression similaire au terme « Foutanké » (« habitant du Fouta ») par lequel ils se définissent aussi.
L’origine du terme « Fouta » est intimement liée avec les débats sur les origines des Peuls, qui constituent la majorité de ses habitants. Il y’a ainsi plusieurs hypothèses selon Oumar Kane:
La première, qui tire son origine dans l’idéologie racialiste des premiers ethnologues coloniaux, fait dériver le « Fouta », ainsi que « Fulbe » du terme biblique Phut, Put et Pount, mentionné dans la table des Nations de la Genèse. Oumar Kane juge cette hypothèse vraisemblable à cause de l’alternance consonantique selon le nombre entre les lettres « p » et « f ». C’est le cas par exemple du terme « Pullo » (« Peul ») qui devient « Fulɓe » au pluriel.
Une autre hypothèse voudrait que « Fouta » soit un dérivé du terme maure « Aftout » dont le sens est inconnu. Étant donné que les Peuls ont précédé les Maures dans le Sahel, l’idée que le nom « Fouta » soit dérivé du maure parait incongrue.
Une dernière hypothèse avancée par Henri Gaden spécule que le terme « Fouta » désignerait à l’origine le pays situé au nord du Tagant et de l’Assaba, et qui est appelé par les Foutankoobe, « Jeeri Fouta ».
Entre toutes ces hypothèses, il est presqu’impossible de trancher. Mais toujours est-il que le terme « Fouta » désigne les pays où les Peuls constituent le groupe socioculturel dominant au niveau linguistique, culturel et politique. Ainsi Amadou Hampaté Bâ (1900-1990) fait la distinction entre trois « Fouta ».
Le Fouta Kiiɗndi qui correspond au Fouta-Toro et au Fouta du Sahel, encore appelé Fouta-Kingi (sans doute pendant une période donnée). Ce serait à partir du Fouta-Kingi, que les clans peuls se seraient disséminés dans la région. C’est au Fouta-Kingi où a régné pendant un temps le satigi des Peuls Yalalbe, Tengella Gedal Jaaye (m.1512) avant la destruction de son royaume par le Kouroumina-Fari, Omar Komjago.
Le Fouta-Keyri, ou le « nouveau Fouta », qui inclurait le Fouta-Jalon, le Maasina, le califat de Sokoto ainsi que les lamidats de l’Adamawa. Ce Fouta-Keyri est intimement lié aux mouvements musulmans menés par des clercs peuls à partir du 16e siècle et ayant abouti à la formation de théocraties musulmanes. Il est important de noter qu’à part le Fouta-Jalon, aucun de ces nouveaux états n’inclut le terme « Fouta » dans son nom. Le projet islamiste a ainsi pu dominer sur l’identité ethnique.
Enfin le Fouta-Jula qui correspond aux diasporas fulbe/haalpulaar dans tout le Sahel, et qui est consécutif à l’effondrement des États peuls face à la conquête coloniale. Pour Oumar Kane, il y’a une dimension économique et commerciale importante dans ces sites diasporiques.
Voilà pour les noms qui sont issus de processus et de perspectives historiques différentes pour désigner une même région et ses habitants. Si l’encre est sèche et que des pistes apparaissent, les mystères d’un monde passé demeurent entiers. L’un des objectifs de ce site sera d’appréhender ce qui peut l’être, et de faire remonter à la surface des perspectives qui peuvent nous enrichir. Ce site est donc un aluwal (une tablette) où des questions sont posées, et où le consensus des savants côtoiera la spéculation informée. C’est un lieu où la voix des gens d’un autre temps surgira de temps en temps à travers des documents écrits par leur main, mais aussi où chaque lecteur pourra apporter sa contribution pour une meilleure connaissance de notre monde. Ce site sera ce que vous voudriez bien en faire.
Sources bibliographiques:
Umar Al-Naqar. 1969. “Takrur the History of a Name”. The Journal of African History. 10 (3): 365–374
Bruno Chavanne. 1985. Villages de l’ancien Tekrour: recherches archéologiques dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal (Paris: Karthala).
Oumar Kane. 2004. La première hégémonie peule : Le Fuuta Tooro de Koli Teηella à Almaami Abdul (Paris : Karthala)
Michael A. Gomez. 2018. African Dominion:A New History of Empire in Early and Medieval West Africa (Princeton: Princeton University Press)