Lors de la campagne de Ségou/Nioro, le photographe Joannès Barbier (1854-1909), actif en Afrique de l’Ouest (1887-1907) accompagne les troupes coloniales à la prise de Nioro, qui a lieu le 1er janvier 1891. Via lui, nous disposons d’images figeant des scènes d’exécutions de soldats et aussi d’individus suspectés d’être proches de l’état omarien, qui ont eu lieu après les prises des villes. Deux de ces images seront publiées dans le journal L’Illustration (numéro 2511) du 11 avril 1891, via un article critique, intitulé ironiquement « L’oeuvre de la civilisation en Afrique ».
En voici un extrait offrant le contexte pour deux images violentes:
« Il n’est pas un de nos lecteurs qui ne soit au courant de la campagne poursuivie depuis trois ans bientôt au Soudan français. Très sommairement, nous allons faire la récapitulation des faits accomplis qui ont amené les scènes reproduites par nos gravures.
En 1889, M. le commandant Archinard, commandant supérieur du Haut-Fleuve et Soudan français, s’empare de Koundian, dernier tata toucouleur sur la route de nos postes de l’est et le rase.
En 1890, nos troupes marchent sur Segou-Sikoro, ancienne capitale d’Ahmadou, autrement dit du royaume de Segou, placé sous notre protectorat depuis 1887, s’en emparent et s’y établissent. De Segou-Sikoro, le commandant de la colonne française, devenu lieutenant-colonel Archinard, traverse le grand Bélédougou, pays des Bambaras, entre dans le Kaarta, donne l’assaut à Ouossébougou, forteresse toucouleure, la prend et redescend ensuite sur nos postes du haut Sénégal.
Cette année, la campagne se continue d’un côté par la marche de nos soldats sur Nioro, nouvelle capitale d’Ahmadou dans le Kaarta; et, de l’autre, par l’entrée du colonel Dodds dans le Fouta sénégalais.
Cette série de faits de guerre connus de nos lecteurs procède d’un plan d’ensemble dont l’objet est d’anéantir la puissance d’Ahmadou et de faire disparaître le foyer de fanatisme du Fouta, dont son chef, Abdoul Boubakar [Abdoul Bokar Kane, jaggorgal du Boosoya], était l’âme.
Notre première gravure représente une des exécutions qui ont suivi la prise de Nioro. Le poste de Bakel, sur la route stratégique de la capitale toucouleure, n’avait à ce moment pour effectif de garnison que 10 Européens et 50 auxiliaires. On appréhendait que les bandes d’Ahmadou, refoulées, dispersées, ne vinssent se rabattre sur Bakel pour tenter de s’en emparer. C’est alors qu’on prit le parti de faire un exemple, autant pour terroriser les fuyards d’Ahmadou que pour ôter aux gens des villages autour de Bakel toute envie de leur donner l’hospitalité.
Ces malheureux habitants des villages autour de Bakel qui, précédemment, avaient laissé passer sans essayer de les arrêter tous ceux qui se rendaient auprès d’Ahmadou, se virent donc, du jour au lendemain, dans la nécessité de se faire exécuteurs pour n’être pas exécutés. Une véritable chasse à l’homme s’organisa. Tout fuyard ennemi, peut-être ami de la veille, fut fait prisonnier et tué. Les femmes et les enfants furent retenus comme captifs. Une de nos gravures représente un de ces exécuteurs d’occasion apportant à Bakel cinq têtes de prisonniers capturés. Quant aux captifs, le désir d’en posséder est tel parmi les populations noires que, pour encourager la chasse à l’homme dont nous parlons, il avait été convenu qu’une part de prises reviendrait aux chasseurs. Le zèle de ceux-ci en fut stimulé à ce point que la fraude s’en mêla. Quelques traqueurs s’avisèrent d’emmener à leurs villages le dessus du panier, autrement dit ce qu’il y avait de meilleur et de plus solide parmi les prisonniers, et de n’envoyer dans nos postes que les rebuts, soit des vieillards et des infirmes. Au su de cette fraude, le commandant de Bakel menaça chaque village qui déroberait des captifs d’une amende d’un bœuf pour chaque prisonnier dissimulé.
Nous avons omis de dire que le poste de Bakel contenait lui-même à ce moment 600 prisonniers. Quand une corvée de 50 à 60 d’entre eux était envoyée au dehors pour un travail à exécuter, c’était sous la conduite d’auxiliaires indigènes à qui on laissait, d’ailleurs, entendre formellement qu’ils seraient tous fusillés le soir même si un seul prisonnier venait à s’échapper. «De cette façon, nous écrivent nos correspondants, ils se surveillaient les uns les autres et tout allait bien.»
Pourtant, ces exécutions n’étaient pas sans causer quelque inquiétude au point de vue sanitaire. On jugea prudent de ne point faire d’inhumations sur place, et les cadavres furent amarrés à des chaloupes qui les descendirent sur le fleuve, à quelques kilomètres plus bas que Bakel. C’est cette opération que représente notre double page.
Malgré nous, la pensée nous hante, au spectacle et au récit de ces horreurs, que le moment est bien mal venu pour avoir à les signaler.
Hier, on s’exclamait contre Stanley et ses lieutenants dont la désinvolture à faire bon marché des noirs excitait légitimement l’indignation. L’éloquent appel de Mgr Lavigerie n’avait pas assez de commentateurs élogieux dans les sphères officielles. La conférence anti-esclavagiste de Bruxelles avait lieu comme une première formule de régénération éloquente et magnifique. Des comités se constituaient, alliés implicites de ces tentatives d’affranchissement, et il était bien entendu que la France, initiatrice toujours incontestable et souvent incontestée de cette grande idée du relèvement des races, payait d’exemple au milieu des populations noires qui sont devenues les siennes et qu’une longue expérience lui a appris à considérer comme des enfants peu redoutables et toujours prêts à céder devant le prestige de la douceur et de la force morale sans violence.
Indigène venant d’apporter à Bakel des têtes de prisonniers capturés parmi les fuyards des bandes d’Ahmadou.
Pourquoi les faits que nous exposons viennent-ils en contradiction avec cette dernière pensée? La guerre explique bien des choses, dira-t-on. Dans l’espèce, nous ne le croyons pas. Nous n’admettons pas qu’elle justifie l’affolement qui va jusqu’à mettre aux mains de non belligérants des armes pour tuer leurs frères; nous n’admettons pas qu’elle justifie l’encouragement à l’esclavage, au meurtre et aux pires passions. Devant de pareils faits, le mot civilisation devient la plus sanglante des ironies. Et, d’ailleurs, le système contraire, celui de la douceur, n’a-t-il pas des adeptes dans l’armée même? N’a-t-il pas été pratiqué notamment par Brière de l’Isle au Tonkin, Faidherbe au Sénégal? Nous ne sachions pas qu’ils aient eu à s’en repentir. »